L’enjeu de ce premier atelier étant d’imaginer les contours de la ville que l’on souhaite inventer sur l’ensemble des séances d’atelier jusqu’au printemps, et de poser les bases de la structure, du fonctionnement général du récit, je vous propose de travailler à partir des livres d’Italo Calvino, Les villes invisibles, d’Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel et de Fabienne Swiatly, Jusqu’où cette ville ?
« Marco Polo, de retour à Venise, dictera à son compagnon de prison ses souvenirs de son long voyage jusqu’en Chine. À l’inverse, dans les Villes invisibles, il raconte à Kubilaï khan l’Europe et ses villes. Mais des villes anachroniques, celles de notre Europe contemporaine, villes fantasmées et aux multiples formes. L’atlas qui se construit ainsi, est en fonction de ce que le Grand Khan imagine et contient également les cartes de terres visitées en pensée, inventées mais non encore découvertes ou fondées. »
Italo Calvino, Les villes invisibles, traduit par Jean Thibaudeau Le Seuil - Paris, 1974.
« Dans Les villes invisibles, d’Italo Calvino, nous rappelle François Bon, à l’inverse de son Livre des Merveilles, Marco Polo raconte à Kubilaï Khan, le pays dont il vient. Mais ce sont les villes modernes qu’il raconte : villes verticales, villes des morts, les villes et la mémoire, les villes cachées, villes rêvées, villes fantasmées, villes au futur. Une réflexion sur ce fantasme des villes, et de les rêver chacune depuis une idée, souvent récurrente. Ainsi, les villes verticales, les villes sphériques, les villes miroir, les villes provisoires ou démontables, et comment dans chaque ville on traite les morts. »
Extraits du livre :
La ville de Foedora
« Au centre de Foedora, métropole de pierre grise, il y a un palais de métal avec une boule de verre dans chaque salle. Si l’on regarde dans ces boules, on y voit chaque fois une ville bleue qui est la maquette d’une autre Foedora. Ce sont les formes que la ville aurait pu prendre si, pour une raison ou une autre, elle n’était devenue telle qu’aujourd’hui nous la voyons. A chaque époque il y eut quelqu’un pour, regardant Foedora comme elle était alors, imaginer comment en faire la ville idéale ; mais alors même qu’il en construisait en miniature la maquette, déjà Foedora n’était plus ce qu’elle était au début, et ce qui avait été, jusqu’à la veille, l’un de ses avenirs possibles, n’était plus désormais qu’un jouet dans une boule de verre.
Foedora, à présent, avec ce palais des boules de verre possède son musée : tous ses habitants le visitent, chacun y choisit la ville qui répond à ses désirs, il la contemple et imagine qu’il se mire dans l’étang des méduses qui aurait dû recueillir les eaux du canal (s’il n’avait été asséché), qu’il parcourt perché dans un baldaquin l’allée réservée aux éléphants (à présent interdit dans la ville), qu’il glisse le long de la spirale du minaret en colimaçon (qui ne trouva plus le terrain d’où il devait surgir).
Sur la carte de ton empire, ô Grand Khan, doivent trouver place aussi bien la grande Foedora de pierre et les petites Foedora dans leurs boules de verre. Non parce qu’elles sont toutes également réelles, mais parce que toutes ne sont que présumées. L’une rassemble ce qui est accepté comme nécessaire alors qu’il ne l’est pas encore ; les autres ce qui est imaginé comme possible et l’instant d’après ne l’est plus ».
La ville de Valdrade
« Les anciens construisirent Valdrade sur les rives d’un lac avec des maisons aux vérandas entassées les unes au-dessus des autres et des rues hautes dont les parapets à balustres dominent l’eau. De sorte qu’en arrivant le voyageur voit deux villes : l’une qui s’élève au-dessus du lac et l’autre, inversée, qui y est reflétée. Il n’existe ou n’arrive rien dans l’une des Valdrade que l’autre Valdrade ne répète, car la ville fut construite de telle manière qu’en tous ses points elle soit réfléchie par son miroir, et la Valdrade qui est en bas dans l’eau contient non seulement toutes les cannelures et tous les reliefs des façades qui se dressent au-dessus du lac mais encore l’intérieur des appartements avec les plafonds et planchers, la perspective des couloirs, les glaces des armoires ».
Souvenir d’un Futur , la série photographique de Laurent Kronental, est un témoignage sur la vie des seniors dans les grands ensembles de la région parisienne. Conçus pendant les Trente Glorieuses jusque dans les années 80 pour résoudre l’accroissement démographique, l’exode rural et accueillir une population immigrée tout en répondant aux besoins du confort moderne, ces quartiers sont aujourd’hui fréquemment stigmatisés par les médias et marginalisés dans l’opinion publique.
Laurent Kronental a voulu créer l’ambiance d’un univers parallèle mêlant futur et passé et rendre consciemment l’impression de villes vidées de leurs habitants.
Sur l’île dont il est le maître des lieux, Morel, annonce à ses invités qu’il a inventé une machine qui enregistre la vie dans toutes ses dimensions. Chacun de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs émotions est capté par sa machine, et ce pour l’éternité. Morel avoue qu’il a construit cette machine au prix de la mort, par amour pour Faustine. Les visiteurs qu’a découverts le narrateur sur l’île qu’il a cru déserte tout d’abord, sont donc morts et vivants pour l’éternité. Son amour pour Faustine grandissant, il découvre le fonctionnement de la machine et décide de se sauver par l’amour et la mort, pour vivre éternellement aux côtés de Faustine.
La trame du récit d’Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel, est une mécanique implacable inspirée du roman policier, qui se transforme en une énigme métaphysique où le héros devra choisir entre la prison du réel et l’illusion libératrice d’une existence « holographique », produite par la machine fantastique – l’invention de Morel, qui aujourd’hui prendrait la forme de Street View.
À titre indicatif, les ateliers suivants aborderont différentes pistes d’écriture comme autant d’angles d’attaques ou d’approches :
Parcours dans la ville. La ville à travers le temps. Lecture vagabonde de la ville. Les faits insignifiants de la ville quotidienne. Le visage d’une ville. Images de la ville dans ses traces et ses effacements. Le regard que l’on porte sur la ville (à travers le cadre de ses fenêtres). La ville en mouvement.
Imaginer la ville dont Street View sera le récit, une ville inventée, mais dont la description s’appuiera sur la couche d’un calque préexistant, une conjonction d’éclats de temps, comme une carte est une transcription dessinée du monde réel, sa représentation, les signes d’une ville transcrits sous la forme d’un plan, dans une tentative d’épuisement imaginaire de ce lieu à partir de son réel fantasmé, détourné, en un mot : inventé.
Proposition d’écriture :
1. Une ville cela commence où ? cela se finit comment ? Difficile d’en saisir les limites, les frontières et la définition. Explorer la question urbaine comme l’on peut rêver la ville. Un endroit et son envers. À partir d’une question qui revient sans arrêt, jusqu’où cette ville ? tenter d’y répondre en gardant ses distances avec elle pour rester dans la fiction. [1]
2. À partir des points de repères que vous avez commencé à faire surgir en délimitant ce que sont pour vous les limites de votre ville, ses frontières, essayer d’en faire surgir un dénominateur commun, et commencer à dresser la carte mentale de cette ville. Comme Marco Polo raconte à Kubilaï Khan, le pays dont il vient, mais les villes qu’il décrit ce sont les villes modernes, s’inscrire dans cet écart révélateur pour explorer la ville à partir de Street View et nous la raconter comme une fiction : une ville qui n’existe pas, mirage ou monde parallèle aux contours cependant étrangement familiers, qu’on esquisse, mais qu’on continuera d’explorer dans les prochains ateliers.
3. Donner un nom à la ville sur laquelle vous souhaitez écrire à partir de l’anagramme de votre nom et de votre prénom.