Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir.
Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980.
Les Lignes de désir propose d’explorer le récit interactif sous forme de narration combinatoire en mettant à disposition du promeneur, dans l’espace de l’île Saint-Louis à Paris (lieu où se déroule l’histoire) une base de données géolocalisées de textes se présentant sous la forme d’enregistrements sonores (lecture des différents fragments indépendants à circulation non-linéaire), offrant une ballade immersive sans pour autant lui dicter un quelconque chemin à emprunter.
La première étape du projet (qui a débuté en 2010) a donc été l’écriture des textes, 365 fragments de textes de 1001 signes, suivi par l’enregistrement de leur lecture (réalisé par moi-même en juillet 2015, pour tester la validité de l’ensemble mais qui seront enregistrés à nouveau avec un acteur professionnel à la rentrée). Chaque texte dure un peu plus d’une minute.
La deuxième étape consiste à la création d’une base de données de ces fragments de textes et de leur version sonore. J’ai utilisé pour cela, Airtable, en suivant les conseils d’Ulrich Fischer qui m’accompagne dans ce projet depuis 2015 :
Indexation des contenus : ajout de métadonnées (descripteurs, conditions de connexion et les variables) sur lesquels je reviendrai. Le type d’usage et les comportements des utilisateurs influençant les connexions, il est indispensable de les imaginer en amont, en « documentant » le texte pour l’enrichir de variable qui lui assure sa dimension combinatoire.
Le lecteur est l’auteur du texte qu’il écoute en marchant. C’est son parcours dans l’espace de l’île Saint-Louis (cadre du récit) qui façonne le texte final, dans un temps donné et un espace clos arpenté librement (les rues, les quais, les jardins, les monuments de l’île), de manière autonome, son expérience de lecture et d’écoute fabrique le récit constitué par l’assemblage des éléments révélés par le corps du lecteur à l’écoute, à l’affût, son cheminement à travers l’espace. Le lecteur se promène en effet à travers le texte qu’il invente au gré de ses mouvements, au fil de son parcours, le temps qu’il y passe, l’itinéraire qu’il emprunte, ses hésitations et ses accélérations, ses allers-retours et ses volte-face, la vitesse à laquelle il envisage son parcours, le temps dont il dispose, et c’est de cette manière versatile qu’il édite son texte à l’issue de l’expérience.
propose d’explorer le récit interactif sous forme de narration combinatoire. De nombreux dispositifs sonores utilisent la géolocalisation et questionnent le rapport intime qu’entretient le son avec son environnement.
Les fragments sonores de la base de données sont géolocalisés mais elle répond également à un scénario d’usage préétabli à l’aide de métadonnées et d’une indexation très complexe qui permettent de mettre en relation de façon innombrable les différents éléments sonores qui la constituent, qui se combinent dynamiquement les uns aux autres pour générer une histoire personnalisée, un récit unique. Ce récit n’est pas enfermé du coup dans une seule lecture, réduit à une unique version, il s’ouvre, avec les moyens à notre disposition, vers autant d’histoires possibles. C’est ce qu’Ulrich Fischer nomme une narration combinatoire.
Le livre se dématérialise en abandonnant les supports linéaires traditionnels, en posant au passage la question de la place de l’auteur dans un environnement numérique.
Le texte est un scénario ouvert de récits envisageables, soutenu par sa forme de livre audio interactif et dématérialisé, incitant l’auditeur à écrire par la marche, l’épuisement du lieu auquel on l’invite, à en devenir à la fois l’acteur, l’un des personnages, l’auteur et l’éditeur.
Le texte est écrit pour être lu de manière non-linéaire, il est composé de fragments qui peuvent s’agencer, se combiner dans le désordre, mais dont le sens de lecture n’est pourtant pas abstrait, élaboré de manière aléatoire, livré au hasard, et c’est en cela qu’on peut parler de narration combinatoire. L’association des éléments, des fragments du texte n’est pas linéaire, mais elle répond à des critères variés, cumulatifs, agissant ensemble selon un scénario précis mais ouvert, élaboré à partir de contenus connectables, à travers des mots descripteurs, des métadonnées, objectives et subjectives (qui restent cependant toujours cachées à l’utilisateur), paramétré en fonction d’une géolocalisation pour créer une expérience de lecture inédite.
Le livre n’est pas terminé, clos, il reste ouvert, infini. Le texte n’existe pas en tant que tel, il est généré en temps réel par le lecteur. Chaque lecteur, suivant son parcours, édite son propre livre, livre sa version personnelle du texte.
Le texte est une base de données qui s’organise en fonction du déplacement du public. Cette interaction avec le spectateur qui prend ainsi une part active et créative dans le processus de réception, dans son interaction avec le texte et le lieu, le texte qui s’écrit dans le lieu, décrit l’endroit qu’il voit, dont il entend parler en marchant dans l’espace où se déroule le récit, parfois distrait ou troublé par les sons de la ville qu’il traverse. Le lecteur comme acteur, laisse des traces de son passage, combine par association algorithmique les contenus de la base de données, et partage son parcours avec les autres à l’issue de son expérience. Sa lecture du texte. Son texte de la ville.
On a beaucoup parlé d’écriture numérique, mais la plupart des textes écrits et diffusés aujourd’hui au format numérique, suivent le modèle classique, ancien, du livre imprimé. Avec un début, un milieu, et une fin. Le tout dans un objet clos. Bien sûr rien n’empêche le lecteur de sauter des pages, de lire à l’envers, mais l’auteur a figé une fois pour toutes le sens de lecture. Il existe des formes plus élastiques, comme celle qu’on peut trouver dans certains webdocs, avec des décrochements et des déviations occasionnels sur un chemin unique. Autre forme, la structure en arborescence, proche de celle des premiers CD-Roms et celle que nous connaissons sur les sites web statiques. C’est ce qu’Ulrich Fischer
appelle la narration connectée. Elle est prédéfinie, pré-éditorialisée. La narration combinatoire quant à elle est générée à partir d’un flux de données. Elle est radicalement différente de la narration connectée où chaque élément de contenu est définie par avance, ne permettant pas d’autres combinaisons que celles prévues par l’auteur.
La prochaine étape du projet sera de tester le principe de ce dispositif interactif pour l’élaboration d’un prototype mobile en élaborant un ensemble de scénarisations de l’expérience utilisateur.