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Sable et solde | 35

Le temps de rêver beaucoup sur le jour d’après.

« En secouant mes dés il m’arriva quelque chose d’étrange : j’avais besoin d’un certain chiffre et, lorsque je retournai le gobelet, tous les dés restèrent aussitôt immobiles, à l’exception d’un seul ; mais pendant qu’il roulait encore entre les verres, je vis, l’espace d’un éclair, sur l’une de ses faces, le chiffre dont j’avais besoin. Et le dé s’immobilisa enfin avec le mauvais chiffre sur le dessus. Cela n’avait duré que le temps de voir le bon chiffre et pourtant il avait eu une telle force qu’il me sembla l’avoir vraiment vu sortir, pas maintenant mais en UN AUTRE TEMPS. »

Peter Handke, La courte lettre pour un long adieu.

Dans la rue, je marchais l’air décidé, ne prêtant qu’une attention distraite à ce qui m’entourais, les immeubles et leurs fenêtres, les passants que je dépassais sans un regard, simples silhouettes entre lesquelles je zigzaguais pour ne pas être en retard à mon rendez-vous. Au moment de traverser le carrefour, une voiture tourna un peu rapidement, ses pneus crissèrent comme on ne l’entend qu’au cinéma, je me retournais étonné, mais elle virait déjà et s’éloignait dans l’avenue en contrebas. Un autre véhicule que je n’avais pas remarqué, me klaxonna et cela me fit sursauter. Je me retournais et dans le même mouvement me figeais subitement. Une fois le danger passé, je jetais un coup d’œil rapide des deux côtés de la rue et traversais comme j’avais initialement prévu de le faire. En arrivant de l’autre côté de la rue, montant sur le trottoir, j’entre-aperçus un très court instant la silhouette d’une jeune femme qui venait vers moi, je la reconnus tout de suite, c’était elle c’était évident, imparable, je souriais étonné de la voir là, heureux qu’elle se soit déplacée, mais lorsque j’y pensais, avant même de me retourner sur elle, je savais bien au fond qu’elle ne pouvait pas être là, ce n’était pas elle, impossible, elle s’était absentée et je le savais très bien, mais l’espace d’un instant, l’aveuglement d’un éclair, d’une image développée fugitive dans le noir de ma boîte crânienne, entre deux regards, le temps d’un battement de cils, j’avais cru que c’était elle.

« Cet autre temps, pourtant, ne voulait pas dire l’avenir ni le passé, il était lui-même un AUTRE temps que celui où je vivais d’habitude et que ma pensée pouvait remonter ou devancer. Sensation pénétrante d’un AUTRE temps, où il devait y avoir aussi d’autres lieux où tout ne pouvait avoir qu’une signification autre que les choses n’en avaient aujourd’hui dans ma conscience, où les sentiments aussi étaient autre chose que maintenant et où l’on était soi-même dans l’état de la terre inanimée encore, lorsqu’une goutte d’eau tomba pour la première fois après des millénaires de pluie, sans s’évaporer aussitôt. »

C’est alors que les images de ces rencontres d’un autre temps, me revinrent en mémoire, une adresse, une image de cette adresse. Et une histoire qui n’y a jamais eu lieu. Je me souvenais de ces jeunes qui discutaient dans un parking de proche banlieue parisienne, penchés au-dessus d’un butin qu’ils tentaient de cacher à la convoitise des passants, pourtant personne ne pouvait les voir dans ce recoin sordide où ils manigançaient leurs affaires illicites, sinon moi qui les avais aperçus par hasard derrière le trou d’un mur que j’avais pris en photo, et comme le déclencheur de l’appareil m’avait paru bruyant, je n’avais pas regardé à nouveau pour voir leur réaction dans la crainte qu’ils m’aient entendu et se préparent à riposter pour dénicher l’indiscret.



Et ce couple terrassé de douleur, immobile comme deux statues, l’un et l’autre étriqué dans leurs habits du dimanche un jour de semaine, en contrebas dans la cour du bâtiment de briques de la Morgue, Quai de la Rapée, et tous ces visages, ces corps, ces silhouettes vus depuis le métro aérien, dans le mouvement instable du transport en commun, découpant le visible par le cadre de la fenêtre, tous ces fragments changeant en permanence notre angle de vue, notre perception du spectacle que nous offre la ville dans son miroir en volume, avec ses arêtes mirifiques, ses rythmes éphémères, un très bref instant qui agit comme une porte temporelle nous ouvrant l’espace dans lesquels ils se déploient et nous invitent à les rejoindre presque malgré eux. Impossible de revenir en arrière bien sûr, mais il s’agit bien de deux temps qui se mettent à coexister et que l’on fige parfois dans un coin reculé de notre mémoire, à la manière des images des rues de nos villes enregistrées sur Street View.

C’est comme si j’étais à l’extérieur de moi-même sans savoir comment faire pour revenir à mon point de départ.

Photographie Planche-contact du dimanche 21 octobre 2012, 12h., Quai de l’Oise, Paris 19ème.

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