L’esprit se tend, la main frôle la feuille de quel corps habitée ?
Depuis qu’il est interdit de fumer dans les lieux publics, dans les lieux affectés à un usage collectif, je ne cesse de croiser dans la rue en me promenant, au pied
des immeubles de bureaux notamment, des hommes et des femmes qui bravent les éléments, le vent, le froid, la pluie, pour fumer leur cigarette. On les repère facilement, ils restent près du mur ou sous le porche d’entrée, ils n’ont parfois pas de manteau, sont descendus à la hâte, en chemise alors qu’il fait froid dehors. Ils se pressent de fumer, à la dérobée. Ce qui se lit sur leur visage et parfois même sur leur silhouette entière, leur corps raidi, tête basse dans les épaules, légèrement courbée. Leur regard dans le vide, ils ne regardent pas les passants qui les ignorent souvent, ils sont ailleurs, dans leurs pensées. Sur leur nuage de fumée. Cette pause est très courte. Les sept minutes réglementaires pour fumer une cigarette (le temps de la cuisson des pâtes) sont généralement écourtées à cinq. Il faut imaginer pour le travailleur dont le bureau est situé dans un étage élevé de l’immeuble, le temps qu’il lui faut pour mettre en veille son ordinateur, se lever, prendre l’ascenseur, sortir du bâtiment et allumer sa cigarette. Le double du temps. Répété plusieurs fois par jour, quel manque à gagner pour l’entreprise !
En les observant faire le trottoir, j’ai pensé que cela ferait une série photo très intéressante. Un fil rouge (celui de la pointe incandescente et mordorée de leur cigarette) à travers Paris.
Comme le chante Georges Brassens dans Le Mauvais Sujet repenti :
Car dans l’art de faire le trottoir, je le confesse Le difficile est de bien savoir jouer des fesses On ne tortille pas son popotin de la même manière Pour un droguiste, un sacristain, un fonctionnaire.
Je me souviens qu’à Tokyo, et dans tout le Japon, il est interdit de fumer dans la rue, sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs qui sont indiqués par un panneau de grands cendriers. Sur les trottoirs, à intervalles réguliers, des interdictions de fumer sont peintes sur le sol. Placardés sur les lampadaires également, ou flottant sur des bannières. Mais cette interdiction ne s’applique pas aux restaurants et aux cafés où l’on peut fumer à certains endroits.
Cette photographie a été prise l’année dernière, tout près de la Gare de Lyon, rue de Lyon pour être précis, où sont regroupés de nombreux immeubles de grandes entreprises, et notamment ici ceux de la RATP. Un groupe de personnes faisait leur pause matinale sur le large trottoir. Je les observais depuis une passerelle cherchant le meilleur angle de vue pour les prendre en photo. À l’instant de la prise (de la photo), la discussion se poursuivait entre ces deux jeunes femmes (fin de l’été, j’imaginais des retrouvailles entre collègues qui se racontent leurs vacances, leurs amours) alors que leurs cigarettes étaient terminées depuis longtemps et qu’il faudrait qu’elles retournent travailler, on fait durer le temps, on traîne encore un peu, quelques mots, un regard, un sourire de complicité ravie. C’est fini (l’été, les vacances, la discussion) mais tout le plaisir est dans le temps qu’on gagne ensemble, qu’on grappille (ce moment de partage) avant de remonter, de revenir au travail, de retrouver le quotidien laborieux.
Photographie Planche-contact du vendredi 31 août 2012, à 9h10, Rue de Lyon, Paris 12ème.