Déplacer insensiblement les gestes et les possibles, déplacer les lignes.
Derrière la Cité Internationale Universitaire de Paris, au niveau de la sortie du Périphérique, dans un virage que seuls les taxis et les bus empruntent puisque cette sortie n’est pas autorisée aux autres véhicules, se cache un entrepôt improvisé de glissières de sécurité en béton qui empiète très largement sur le trottoir de la rue du Professeur Hyacinthe Vincent. Sur l’espace du large trottoir où personne ne se promène jamais, l’herbe folle poussait en désordre avant qu’on y dispose ses lourdes glissières aux couleurs bariolées, parfois recouvertes d’affiches lacérées et usées par le temps, disposées dans ce recoin, cette zone blanche, dans l’attente d’une autre utilisation, d’un déplacement à venir qui ne vient pas.
Un endroit où se garer. Plus une place à disposition mais pas d’embouteillage, quelques travaux en cours. L’art consiste à redistribuer. Ce que tu prends là, n’est plus disponible. Il faut mettre en avant tout un arsenal de symétries. Vase communicants. Tu traces ou tu te tiens à l’écart. La ligne est coupée. Personne au bout du fil. Principe à défaire la réalité sous la matière. Du sable sous le bitume de travers sur la route. Il est temps de choisir la direction à suivre, de quel côté tu passes, où sinon ça casse. Frontière invisible qui se devine par froissements successifs, jambes par dessus. La route est dérivée et la meilleure partie de la vie se déroule ainsi. En position suspens et déviation vertébrale. Le paysage change sous nos pas. Sa lente progression. Collecte abstraite de matière sous l’étendue. Le temps de l’action était terminé. Le temps de la réflexion commençait.
Le chantier recouvre à présent la totalité de la zone comme un plan incliné. Tectonique des planques. Traces du remords ou nostalgie de la vertu ? tu ne sais plus trop quoi penser. Ouvre les yeux, la blessure est visible, terrain en l’état, il n’y a qu’à lire entre les lignes. Ce qui vient ensuite est un désordre de poussière et de goudron. Sous le soleil je l’entends se plaindre, malgré la résistance de l’air ou de la distance. Un tas composé de fragments et de débris. Je cherche vainement la porte de sortie, issue de secours et solution à venir. Le temps est arrêté dans l’épaisseur du terrain miné, j’avance à pas de voleur dans la lumière rasante, normal c’est l’été. La parcelle est déserte. Travail inachevé, tout le monde a mis les voiles sans y perdre son adresse. Je les suis à la trace cependant.
Il s’agit ici d’une carte ou d’un fragment de carte que nous découvrons. L’ordre dans lequel les reliefs apparaissent, dessine notre parcours, inutile d’aller plus loin. Il y a un angle très net qui se détache. Dans le sens des aiguilles. On aborde un point placé ailleurs, hors champ. Creuser pour fouiller le sol, identifier le corps, les restes insoupçonnés d’anciens vestiges. Ruines ensevelies. D’habitude vous ne venez jamais sur le terrain. L’appareil à déblayer n’est plus là, mais son bruit reste inscrit dans l’espace. Il faut aimer l’idée de la matière dans la photographie. Ce que je préfère c’est la lumière, sa vibration sensuelle. Révélation tardive. On annonce l’arrivée d’un dispositif nouveau dans l’image. Et à la fin du chantier, tout est recouvert. Effacé. La vague estompe les traces de nos pas sur le sable meuble. Passons.
La série des chantiers que j’accompagne à Paris prend forme dans mon Journal de bataille : (Place de Stalingrad en décembre 2011, et la même place en février 2012, le chantier du Tramway T3 Paris Nord-Est, et celui de la Place de la République. Cette photographie prise l’année dernière à Melun, sur le parking de la Place Praslin, lors de fouilles archéologiques concernant la ville antique, et le texte écrit un an après, en regard de cette photographie, est l’occasion de tenter d’établir les correspondances que je perçois entre ces chantiers, ce qui m’attire dans la ville qui se métamorphose au quotidien.