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Contacts successifs #25

Dans son court essai Pour une philosophie de la photographie, écrit dans les années 1970 et 1980, Vilém Flusser affirme que la photographie fut la première des formes d’image technique à avoir fondamentalement changé la manière dont le monde est perçu, dans le contexte du développement des techniques informatiques. Pour lui la photographie est emblématique d’un âge nouveau de la civilisation : « l’invention de la photographie constitue une rupture dans l’histoire qui peut seulement être comprise par rapport à cette autre rupture historique qu’est l’écriture linéaire ». La première caractéristique de la photographie qu’il développe concerne la lecture des images. Même si l’on peut « lire » une image d’un premier coup d’œil, cela n’est qu’une lecture superficielle. Pour décrypter entièrement une image, l’œil doit rentrer dans la composition, petit à petit, en analyser les éléments et leurs interactions. Une photographie n’est pas univoque. Plusieurs intentions se mêlent dans une image, au moins deux s’y opposent : celle du photographe, et celle de la personne qui regarde. Pour Vilém Flusser la photographie est magique, car elle présente une forme d’éternel retour au même, qui s’oppose à l’histoire, une science, qui elle ne se répète pas. Elle s’oppose en effet diamétralement à la science, à l’une des bases fondamentales de la physique qui veut que toute conséquence suit toujours une cause. Un rapport de cause à effet, dans un sens unique, entre deux événements. Flusser fait le constat que l’appareil photographique dispose d’un nombre de possibilités fini. Les photographies sont donc soit informatives, soit redondantes. On retrouve cette manière de penser et de décrire la photographie dans le récent livre d’Étienne Helmer, paru aux éditions Mix : Parler la photographie.

Le souvenir s’éloigne mais il revient. Comme un fleuve en crue. Ce sont les rives du temps. Mais le temps ne va rien nous prendre. Dans l’inconnu des flaques, le miroir et ses énigmes. La trace de mes pas s’effacent.

Cela n’arrive pas si souvent, mais ce livre, j’avais très envie de le lire après avoir entendu parler son auteur sur Internet. J’avais essayé de le trouver dans la librairie de mon quartier, la Librairie du Canal, mais impossible de le trouver sur le catalogue des livres parus. J’étais donc obligé de l’acheter en ligne sur le site du diffuseur de l’éditeur Mix. Ce soir en sortant de bibliothèque, dans le sas de sortie, sur la table il y avait une pile de journaux reçus dans l’après-midi, ainsi que quelques enveloppes de tailles différentes. Une petite enveloppe jaune a attiré mon regard, mon nom écrit dessus en lettres capitales. C’était le livre que j’avais commandé. Je l’ai ouvert en chemin, parcouru, tout en marchant dans la ruelles mal éclairée, les premières lignes, le cœur battant. Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti cela pour un livre. Cette attente comblée. Et la lecture du livre a confirmé cet espoir.

« Vivre ne sert qu’à ça → voir les rêves dans la vie → attendre, attendre qu’ils apparaissent et noyautent le Chaos, que des histoires fabuleuses interviennent toujours et encore dans le cours des choses. Pour que nous puissions nous rencontrer. Vous et moi. »

Chaos, de Mathieu Brosseau, Quidam éditeur

J’ai visité la bibliothèque de l’École nationale des ponts et chaussées au cœur de la Cité Descartes à Champs-sur-Marne dans l’Est parisien. Au centre de la bibliothèque dont le site vient d’être totalement réaménagé, repensé, renouvelé, un arbre a été installé. Il s’agit d’un faux. Le tronc a été recouvert de vraies écorces d’arbre, mais les feuilles sont en tissus. Elles ressemblent à de vraies feuilles. L’illusion est troublante. Quand les ouvriers sont venus installer l’arbre, ils ont dû creuser légèrement dans le sol pour y loger le bac de l’arbre, et c’est ainsi qu’ils ont provoqué accidentellement la rupture d’une canalisation souterraine, créant un immense geyser au centre de la bibliothèque J’ai souri en pensant au nom de cette nouvelle bibliothèque : La source.

Denis Roche, 27 mars 1981, Denderah, Égypte

Ceci n’est pas une photographie touristique au sens propre du terme, même si l’on devine aisément que ce couple (le photographe et sa femme) se trouve dans le temple égyptien dédié au culte de la déesse Hathor situé à Dendérah en Égypte. La composition de la photographie déjoue totalement le style habituel de la photo touristique. Au premier plan, un peu floues, on distingue les jambes du photographe qui marche d’un pas assuré sur le sol sablonneux, son pantalon noir est d’ailleurs recouvert de poussière. Le photographe se dirige vers sa femme assise sur une pierre à côté d’un bas relief à l’effigie du Dieu Bès. La déesse Hathor est la déesse de l’amour, la beauté, la musique, la maternité et de la joie. Bès est représenté sous la forme d’un nain doté de longs bras, de jambes courtes et d’une queue. Son visage rappelle le lion, il est marqué par une barbe hirsute et des sourcils imposants qui accentuent son aspect peu amical. Vêtue d’une longue robe d’été, la jeune femme a la tête baissée, penchée au-dessus d’un vieil appareil de type Rolleiflex, peut-être prend-elle un cliché de son mari ? Mais quelque chose dans le mouvement de ses mains nous indique qu’elle est plutôt en train de régler cet appareil. On n’aperçoit que le bas du corps du photographe, coupé à la ceinture, homme qui marche, qui déclenche la photographie que nous avons sous les yeux à distance. Son ombre est nette, sa forme ramassée indique qu’il fait chaud et que le soleil est haut dans le ciel, proche du midi. Le regard de son vis-à-vis est masqué tout comme celui du photographe qui nous tourne le dos. Ce qui se déroule dans cette photographie, cet aller-retour du photographe interrompu à mi-parcours, l’inscrivant dans ce mouvement de la marche, fuyant, et de sa femme qui le regarde par appareil interposé, dans cette absence, sans qu’aucun regard ne se croisent ou soient visibles à l’image. C’est dans un entre-deux, saut dans le temps et à travers l’espace, que le visible prend forme, le regard s’affirme, à travers l’appareil, invisible, dans le regard appareillé. Il intervient dans le déplacement physique du photographe, entre le lieu où il appuie sur le déclencheur et l’endroit où il n’est pas, où il n’est plus. Au-delà de ce seul déplacement physique, ce mouvement révèle sa dimension temporelle, entre rapprochement ou espacement de la prise de vue, dans la distance entre le temps vécu et le temps représenté, comme dans le transfert du regard du photographe à un instant donné à celui d’un regardeur à un tout autre moment. Cette image parvient à la fois à questionner l’acte photographique, à nous inviter au voyage, bien loin des poncifs touristiques, et dans le portrait en creux de ce couple, nous offrir une magnifique déclaration d’amour.

En sortant de la bibliothèque, je décide de ne pas emprunter le chemin habituel. Je descends la rue de la Grange aux Belles, longeant les immeubles de la Cité. De ce côté de la rue les lampadaires sont inhabituellement éloignés du trottoir, un large terre-plain sur lequel quelques arbres ont été plantés le sépare en effet de la route et plonge les piétons dans la pénombre. Sur le point d’arriver au carrefour où la rue croise celle des Écluses Saint-Martin, la perspective s’agrandit, et l’espace avec lui. Les arbres y sont plus hauts et plus nombreux. Depuis quelques temps les jours s’allongent. Entre chien et loup, je perçois donc tout à coup très distinctement le chant des oiseaux sur les branches des arbres. Leur chant est puissant, les trilles perçants, sonores. Et dans cet environnement urbain, de pierre, de brique et de métal, malgré le bruit des moteurs même si la circulation est à cette heure et à cet endroit plus calme qu’ailleurs, à cette époque de l’année où la température est encore froide, où pas une feuille n’embellit encore l’arbre, un oiseau chante, il est seul en fait. Il chante par intermittence, quatre ou cinq notes seulement, c’est tout, mais avec une telle force qui efface tous les bruits alentour, oblitère les pensées négatives et chasse de notre esprit les futilités qui l’encombre au quotidien. Il y a dans ce trille unique un appel à l’écoute, quelque chose qui nous dépasse et nous grandit dans un même mouvement.


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