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Sable et solde | 38

Comment ne pas penser au fantôme, à ce rêve qui rêve l’homme ?

C’est un rendez-vous. Un rendez-vous avec l’imprévu, les surprises que nous réserve parfois le quotidien. Un achat, un appareil photo numérique avec vidéo pour l’aînée de mes filles, au moment d’arriver devant la Fnac digitale, boulevard Saint-Germain, je découvre que la porte vitrée de l’enseigne est totalement recouverte d’affiches aux couleurs bariolées annonçant l’imminence de concerts de musique. Le magasin est fermé, porte close. Une grande affiche m’apprend qu’il faut que je me rende rue de Rennes, près de la Tour Montparnasse pour trouver la Fnac la plus proche. Il fait beau, même si le ciel est laiteux depuis quelques jours que le soleil persiste au-dessus de Paris, sans le moindre vent, je rebrousse donc chemin, direction Montparnasse.

Quelques centaines de mètres plus loin, je croise deux hommes marchant dans ma direction. À la hauteur de celui qui passe le plus près de moi, me frôle presque, je reconnais un ancien ami que je n’ai pas vu depuis plus de dix ans (peut-être plus), je me tourne pour vérifier qu’il s’agit bien de lui, surpris de le voir là, il n’a pas changé, me semble juste plus grand que je l’aurais décrit. En même temps que j’acquière la certitude qu’il s’agit bien de lui, étonné de le croiser à cet endroit où je ne devrais pas être, aujourd’hui, après cette erreur d’aiguillage (la porte fermée du magasin de photo), alors que la veille au soir j’ai mis en ligne sur un site où je collecte une série d’images sur les visages pour réfléchir à l’écriture d’un texte sur la question, les visages de deux anciennes amies dont l’une, aujourd’hui scénariste, était en classe de cinéma avec ce garçon que je viens de croiser, et qui ne me voit pas, que j’essaye d’appeler, tout en constatant qu’aucun son ne sort de ma bouche. Je voudrais l’appeler, je me tourne vers lui, lent panoramique, et le regarde partir au loin, sans se presser, dans la rue ensoleillée. Dans l’indifférence de ma présence et de mon secret appel. Ma voix s’est brisée brusquement, tue. Impossible de l’appeler. Je le regarde au loin, j’entends sa conversation d’une grande banalité avec la personne qui l’accompagne que je ne connais pas. Les mots se perdent au loin, s’effacent, en diminuant progressivement comme à la fin d’un morceau de musique, sur un disque.

Après cette rencontre, je me suis souvenu du beau livre que j’ai revu en librairie peu de temps : Le seul visage, d’Hervé Guibert, paru aux Éditions de Minuit, en 1984.

Le volume ouvert aux pages 8-9 montre la dédicace à Agathe Gaillard, dont la galerie avait exposé durant l’automne 1984 les photographies d’Hervé Guibert reproduites dans l’ouvrage – qui constituait donc le catalogue de l’exposition.

« Un livre avec des figures et des lieux, n’est-ce pas un roman ? Ses épisodes ont été déposés dans des livres précédents. Les personnages, qui n’étaient désignés que par des initiales, se présentent maintenant à visage découvert. Ils sont nommés, affectueusement, par leurs prénoms. Visages apparaissent et disparaissent, par le relais des ombres, pour ne plus laisser que les lieux par lesquels ils sont passés, les objets qu’ils ont touchés. Et quand les lieux mêmes s’évanouissent, et que les objets s’escamotent, il reste la lumière, ses simples manifestations, pleines de mystères, proches du réconfort le plus intense. À la fin, le photographe a envie d’aller les chercher dans la nuit. »

Un rendez-vous avec l’imprévu, c’est impossible me dira-t-on. Mais c’est comme pour les rêves, la ville ça se travaille. Pour connaître une ville, il faut l’arpenter. Pour y rencontrer de vieux amis, il suffit de penser à eux pour les croiser, par hasard. Quand on habite Paris, on connaît bien son quartier, celui où vivent ses amis (généralement le même), on apprécie certains quartiers, ceux dans lesquels on se rend régulièrement pour aller au cinéma voir un film, visiter une exposition dans un musée, faire des courses dans des magasins absents de notre quartier. Et parfois, on décide enfin de sortir de chez soi, de casser ses habitudes. On prend le métro pour les quartiers les plus éloignés, ou l’on y va à pied. Connaître une ville, c’est multiplier les points de vue qu’on a d’elle, passer sans transition d’un arrondissement à l’autre et accélérer l’allure de nos découvertes, de nos explorations, car la ville évolue sans cesse, change radicalement, se transforme, pour en avoir une vision complète, achevée, nous devons l’arpenter en tous sens. L’explorer. L’inventer.

Quand on croise quelqu’un dans la rue, un vieil ami qui ne vous voit pas, comme ce fut mon cas ce matin-là, on a tendance à penser qu’il ne vous a pas vu, qu’il était distrait, la tête ailleurs, toute à sa conversation, mais l’hésitation passagère sur son identité, son nom qui finalement reste bloqué dans votre gorge, aucun son ne sort, vous laissant muet et l’on pense qu’on a croisé un fantôme. Mais très vite on se ravise, le fantôme n’est pas celui que l’on croit, celui que l’on voit.

Je repense, après cette rencontre ratée, revoyant la scène comme sur le plateau d’un théâtre, à l’une des photographies d’Hervé Guibert.

Une veste posée sur le dossier d’une chaise, devant une table vide. La photo a été prise lors d’un festival de Cannes. Et cette photographie me fait comprendre que nous sommes devenus invisibles l’un l’autre, inconnus dans la foule de la ville.

Nous avons cessé de nous voir brusquement, du jour au lendemain, à l’entrée de notre vie d’adulte, car nous n’abordions pas notre avenir de la même manière, nos points de vue divergents totalement. Je lui en ai voulu à l’époque pour sa réaction déplacée, son entêtement, son incompréhension de mes choix. Mais avec le temps, la distance, cette séparation me paraît justifiée, et notre indifférence non feinte, l’autre jour, est bien celle de deux étrangers.

« Où donc commence le théâtre, où commence la vie ? »

Le théâtre ne vaut que comme recherche d’un art de vivre. On naît dans un cristal, mais le cristal ne retient que la mort, et la vie doit en sortir après s’être essayée.

« Son idée c’est que dans le cristal ou sur la scène, déclare Gilles Deleuze dans son cours Vérité et temps donné à l’Université de Paris 8 sur le thème du cinéma, on ne cesse pas d’essayer des rôles. Son idée c’est que le rôle, ce n’est pas quelque chose qui est joué par un acteur parfait. Ça, il y en a qui ont cette idée. Le rôle c’est quelque chose qui est joué par un acteur supposé parfait. Chez Renoir c’est pas du tout ça et je vous disais, c’est pour ça que, on l’a parfois accusé, ceux qui ne l’aiment pas, d’improvisation. C’est pas du tout une improvisation, moi je crois que c’est quelque chose de délibéré chez lui. C’est que le rôle, ce n’est pas quelque chose qui est joué par un acteur supposé parfait, c’est quelque chose qui est essentiellement "essayé". Le théâtre, conclut Gilles Deleuze de sa voix chargée des affects du concept, son cours étant minutieusement préparé et répété afin d’expérimenter sa pensée oralement, pour improviser, c’est le lieu où des gens essayent les rôles. »

Photographie Planche-contact du samedi 22 décembre 2012, 16h30, au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet, Paris 1er.

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