Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Dans l’exposition des œuvres de Françoise Pétrovitch au Musée de la vie romantique, Aimer.Rompre, visitée avec Caroline, cette dernière décèle ce geste qui se répète chez l’artiste. Elle décrit ainsi dans Tenir, retenir : « Un corps parait soutenir, retenir, un autre corps, les bras de l’un.e passent sous les aisselles de l’autre et se ferment devant sa poitrine. Il y a dans ce geste une retenue — presque une mélancolie — qui me bouleverse. Un vacillement, un instant suspendu. Il y a aussi une émotion plus abstraite, lointaine, qui se loge dans l’enfance. » Elle le compare dans son texte au geste de Candy « au cours d’un épisode déchirant où Candy sacrifie son amour pour Terry, engagé auprès de celle qui lui a sauvé la vie, et décide de le quitter. » Souvent dans la rue l’esquisse d’un mouvement d’une inconnue, la tête baisse d’un passant, un bref signe de la main, un sourire dans le vide, me rappelle moi aussi le souvenir d’un film, d’une peinture, d’une photographie. Un pas de côté.
C’est une chaleur incroyable en cette saison. Les ombres sont rares. Les passants se dissimulent tant bien que mal sous les porches, à l’abri des arbres. Leurs pas amollis se ralentissent, s’égarent. Les murs et la surface minérale des sols renvoient la lumière du soleil sans filtre. Sans égard. Intransigeante. On cligne des yeux. Il faudrait les fermer pour ne pas pleurer. L’air est irrespirable. Le souffle cours. Quelques gouttes de sueur sur la peau brunie. La toile des vêtements colle à la peau. C’est périlleux de sortir par une telle chaleur. La ville s’aiguise. Les perspectives tranchantes dans l’ombre des façades anguleuses des immeubles. La lumière franche se diffracte sur les miroirs des fenêtres et nous aveugle.
Dans la Cour Carré du Louvre, je m’arrête devant le spectacle de l’indifférence. Un homme est allongé sur le bord du bassin. À ses côtés les touristes prennent des photos de l’architecture du Musée et de la Pyramide en verre. Une jeune femme notamment s’y reprend des dizaines de fois de suite avec son compagnon, elle revient voir le résultat sur son appareil à chaque prise, sans jamais poser un regard sur cet homme allongé à ses côtés lorsqu’elle s’assoit sur le rebord en marbre pour prendre une nouvelle pose. Jambes croisées, tête rejetée en arrière, main dans les cheveux. L’homme allongé ne bouge pas. Son visage cramoisi par une trop longue exposition, la peau parcheminée de soleil et burinée de crasse. Respire-t-il encore ? Rien ne l’indique d’où je me trouve. Un malaise s’installe devant ces mondes parallèles, opposés. Irréconciliable ?
La chaleur de la nuit. L’air est lourd, épais. Ne pas rentrer tout de suite. Prolonger la soirée, après ce délicieux repas en terrasse, par une promenade. Une parenthèse. Un léger sursaut. Et prendre des photographies de ce moment-là. Son cadre. Les éclats de lumière à la surface de l’eau, les ombres qui se profilent sur le sol et recouvrent les murs des immeubles, nous font basculer dans les prémisses du jour. Ce qu’il pourrait être. Ce qu’on en attend. Sentiment de temps gagné, du temps pris sur le temps.
Chercher à voir un lieu qu’on connait bien, qu’on fréquente assidument, en y trouvant des points de vue inédits, manière de découvrir des aspects qu’on ignorait de lui, de le voir sous un autre jour. Un angle désaxé, une contreplongée, une lumière qui vacille contre toute attente, une ombre inattendue. Jusqu’à cette rencontre imprévisible. Au moment de s’approcher de la sortie du Parc. Un homme assis sur le rebord en béton, imitation de la branche d’un arbre avec ses nervures dessinées à même la matière brute. Il tient assis en équilibre, tête penchée. Son laisser-aller me donne l’impression qu’il est ivre ou drogué, ses vêtements sans forme, on dirait qu’il joue un jeu dangereux ainsi positionné avec le risque de tomber à tout instant. Il fixe la cascade d’eau qui coule sous son corps. Il ne quitte pas le torrent d’eau vive qui file sous lui. Et soudain, cet homme instable sur lequel je jetais quelques secondes plus tôt un regard suspicieux, un peu méprisant, voilà que je me mets à sa place, que je commence à le voir comme j’ai regardé ce lieu que je connais si bien depuis que je suis entré, avec le même regard décalé, cette acuité.
Pousser un peu plus loin que d’habitude, car ce jour-là ce qui motive la sortie c’est la marche avant la découverte, la nécessité de l’effort avant la surprise de lieux inconnus, le besoin de mettre le corps en marche, de l’éprouver sans l’épuiser pour autant. Ce qui libère la possibilité de se laisser surprendre, de se perdre aussi, de dénicher des lieux imprévus. Là où, le plus souvent, je bifurque à la hauteur du Parc de Belleville, cette fois-ci je monte jusqu’à Saint-Jean Baptiste de Belleville. Cela faisait longtemps que je n’étais pas revenu à cet endroit. La satisfaction de ne passer ensuite que par des chemins inédits, découvrir au pied des tours d’immeubles des ruelles calmes et ombrageuses, vestiges d’un temps ancien qui paraît si marginal aujourd’hui. Remonter une rue étroite au moment de la sortie des classes, les établissements scolaires s’y succèdent les uns après les autres. Souvenir de rentrée scolaire associée à l’automne qui tarde à venir avec ces températures inhabituelles en cette saison.