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Au lieu de se souvenir (Semaine 35 à 39)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Je me frotte les yeux. Rien ne change. Se méfier des urgences sonores, de l’emballement des rythmes. Ce qui s’y dit s’impose sans éclat. Rien n’est brodé. C’est sauvage, violent. Il semble en effet qu’il n’y ait point d’autre issue. De temps à autre, le luxe d’un détail exprime une profusion de sens à la manière picturale. Tout semble presque vaporeux. Des instants rares à savourer. Mais on peut aujourd’hui en dresser un inventaire non exhaustif. Vouloir se souvenir d’infimes choses, c’est ne pas vouloir mourir. Je ne connais rien de plus sérieux. Comme si le passé ça n’avait jamais eu lieu. Quelque chose nous échappe. Une clarté, une échappée.

Quand rien ne va plus, les mots s’effondrent eux-aussi. Il faut garder une enfance du regard sur tout ce qui nous entoure. Ce qui me déplace ainsi en moi-même, c’est qu’en l’absence de tout repère familier, un paysage, une végétation, un ciel, une lumière, je ne peux en reconnaître aucun. L’isolement du dissonant est grand. Je suis déplacé vers l’exactitude dans le déplacement lui-même. Plus ça change, plus c’est la même chose. Nous délaissons les sommets et les plaines, nous nous moquons des visions en étage. Le ciel est soutenu par lui-même mais grossièrement. Les nuages passent vifs et au-dessous sont des choses lasses. Je pense à la disparition comme à une équation, une chose sans surprise. Comment enchaîner ?

Je commence sans rien. Ce n’est pas par un raisonnement qu’on y arrive, mais une illumination. Ma mémoire s’enfuit tellement de jour en jour que je ne suis plus maître de rien : ni du passé que j’oublie, ni à peine du présent, où je suis presque toujours tellement occupé d’une chose, que je perds de vue, ou crains de perdre, ce que je devrais faire. Ça ne prévient pas, ça arrive, ça vient de loin. Nous nous souvenons d’une chose et pour nous remémorer cette chose nous empruntons différents chemins, de sorte que chaque souvenir nous conduit à la même chose, et en même temps, si nous réfléchissons bien, chaque nouveau souvenir nous en éloigne. On se dit qu’on aurait aimé tout garder.

Il existe un danger terrible à ne pas douter. Celui qui ne doute pas est celui qui ferme les yeux sur ce qui l’entoure comme sur lui-même. Les gens sont des morceaux de vie à la dérive. Mais pourquoi avoir entrepris ce travail ? Peut-être, d’abord, afin de mettre de l’ordre là où il n’existe que le désordre du devenir qui emporte, qui efface tout. Le temps qui passe, qui fait du visible avec de l’invisible. Autrement dit, pour garder une trace. Avec cet étonnement de voir, au fil du temps, se dessiner un chemin qui n’existait pas au moment où je le parcourais. Un chemin ou une cohérence qui tient à un questionnement insistant. Je suis aussi pauvre que les morts. Traversé par une parole insaisissable, énigmatique, qui ne m’appartient pas.


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