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Au lieu de se souvenir (Semaine 40 à 44)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


C’est la cinquième année que je reviens au Japon avec Caroline. Cinq ans que je n’y étais pas retourné. La dernière fois c’était en novembre 2019. Cette fois-ci notre itinéraire, Osaka puis Tokyo, d’abord lié en partie au travail qui conduit régulièrement Caroline dans ce pays, que j’accompagne dès que je peux, suivi d’une semaine entre Hakone, les îles de Noashima et de Teshima avant de revenir à Osaka pour reprendre l’avion vers Paris, se présente sous une forme inédite, un peu différente des précédents voyages. Plus artistique et personnelle.

Après l’effervescence du quartier de la gare d’Osaka en pleine mutation, je suis parti à la recherche de ce qui avait changé en ville depuis mon dernier voyage en reprenant un chemin déjà emprunté pour réaliser encore une fois que ce qui se transforme en ville n’est que le reflet de ce qui en nous change profondément.

Seul dans l’immense cimetière d’Osaka, j’attends que le ciel se dégage de ses impressionnants nuages qui m’empêchent de filmer, assombrissant de leur ombre tutélaire l’ensemble du lieu. En marchant à travers les tombes, j’entends le bruit lointain de l’autoroute, perçois le tumulte des bruits de la ville atténué par la distance, les chants des oiseaux m’accompagnent, l’image se prépare lentement en moi, elle s’y soulève et s’y révèle avec patience. Dès que le soleil revient, la chaleur incroyable de cet été qui n’en finit pas redouble et écrase tout sur son passage. Je filme ces tombes droites dont les stèles s’érigent vers le ciel, en écho à ces immeubles, ces tours, dans ce quartier de la ville, dont la réplique miniature paraît annoncer le devenir.

Comme le mois dernier à Paris, où je m’étais imposé la contrainte de suivre impérativement le chemin proposé par le guide, sans jamais m’en éloigner, pour découvrir la ville sous un angle inédit, j’ai réitéré l’expérience mais cette fois en partant en quête des lieux de tournage à Tokyo du film de Wim Wenders, Perfect Days. Je retrouve l’appartement de deux étages d’Hirayama (interprété par l’acteur Kōji Yakusho qui joue le rôle d’un agent d’entretien des toilettes publics de la ville), après m’être trompé lors d’une première incartade dans ce quartier de Koto, où j’ai sillonné le long de la rivière KitaJikken formant un canal débouchant sur la Sumida toute proche. Sous l’impressionnante Tokyo Skytree.

J’ai photographié et filmé une maison à deux étages mais ce n’était pas celle du tournage de Wim Wenders, je ne l’ai trouvée que le lendemain en retournant dans ce quartier, mais une habitante du lieu m’a empêché de la filmer aussi longtemps que je l’aurais souhaité. Ce qui m’a frusté au début mais que je comprends parfaitement. J’ai retrouvé ensuite chacune de toilettes publiques que le cinéaste a retenu dans son film. Les toilettes aux parois de couleurs transparentes du « mini parc » de Yoyogi Fukamachi et celles du parc communautaire voisin de Haru-no-Ogawa juste derrière le parc Yoyogi, un vaste espace vert public situé à côté du sanctuaire Meiji, dans le quartier de Harajuku. Les trois champignons cylindriques de l’architecte Toyo Ito, dont les murs extérieurs sont recouverts d’un carrelage en dégradé. Les marches de l’escalier juste à côté mènent à Yoyogi Hachimangu où le personnage du film fait sa pause déjeuner et prend une photo de la lumière filtrant à travers les feuilles des arbres. Les toilettes en bois de l’architecte Kengo Kuma qui s’intègrent parfaitement dans le parc Nabeshima Shoto avec son grand étang et son ancien moulin à eau. Le labyrinthe de béton texturé des toilettes du parc Ebisu réalisé par le célèbre architecte d’intérieur Masamichi Katayama.



Le Mont Fuji joue sans arrêt à cache-cache avec les nuages. La première fois que je suis venu au Japon, en 2010, depuis les fenêtres du Shinkansen filant à travers les paysages du Honshū, je l’ai aperçu brièvement, un nuage en forme d’oiseau surplombait ce jour-là le Mont au sommet enneigé. Depuis, à chacun de mes voyages, il se cache. Invisible ou transformé en nuage. En allant à Hakone, la probabilité de le voir est renforcée même si c’est plus rare en automne qu’en hiver où l’air est plus sec. Après avoir visité le Musée en plein air, emprunté un petit train rouge jusqu’à Gora pour grimper dans le téléphérique afin de survoler la vallée volcanique d’Owakudani et de rejoindre le lac Ashi de l’autre côté de la montagne, là dans la lumière dorée du jour finissant, il vient nous éblouir enfin dans le vertige de la cabine au-dessus du vide.

Trouver dans le parcours du jour, en partant de notre hôtel au pied du fleuve Haya, en passant par les chutes d’eau de Chisuji, facilement accessibles par un court sentier de randonnée au milieu des bois, et dont le nom se traduit par « la chute d’eau aux mille fils », puis monter vers le Parc Onshi Hakone qui surplombe le lac d’Ashi, la ville et les montagnes environnantes, pour emprunter ensuite la route du Tokaido, une voie très ancienne qui assurait la liaison entre Tokyo et Kyoto durant l’époque Edo (1603-1868), la préfiguration de la visite qui clôture notre journée, en pleine forêt, du Pola Museum, musée qui prone l’harmonie entre l’art et la nature, et dont le Nature Trail proposé en extérieur, sillonne à travers les bois vallonnés, offrant un parcours visuel et sonore remarquable qui vient faire résonner en nous les émotions ressenties un peu plus tôt à l’intérieur du Musée. Et donner à cette journée une dimension sensible toute particulière.

L’île de Naoshima comme celle de Teshima ont été transformées en île musée, mais ce terme résume mal l’entreprise menée entre autre par Soichiro Fukutake (président à l’époque de l’entreprise Benesse) et l’architecte de renom Tadao Ando. Non pas tant de muséifier ces îles qui, par manque de moyens, étaient exploitée en tant que site industriel par l’entreprise Mitsubishi pour la première, et utilisée comme décharge sauvage à ciel ouvert de déchets industriels toxiques, pour la seconde, mais pour ouvrir ces îles, repliées sur elles-mêmes jusque-là et offrir une nouvelle approche de l’art contemporain dans un cadre naturel privilégié en y associant les habitants. Plus encore à Teshima qu’à Naoshima où l’île, proposant de très nombreux musées ou ces maisons de village transformées en performance d’artiste, est très visitée, j’ai eu la sensation de pouvoir expérimenter une relation aux oeuvres plus immersive que d’habitude.

Le Musée d’art de Teshima présente par exemple une oeuvre unique, Matrix, créée par l’artiste japonaise Rei Naito, dans l’architecture originale et organique de Ryue Nishizawa, dont le bâtiment construit en forme de coque ovale en béton blanc semi-enterrée, s’ouvre sur le ciel et laisse entrer la lumière ainsi que le vent et les sons de la nature environnante, le chant des oiseaux et le cri de certains rapaces. Sur le sol en béton, des gouttes d’eau d’une nappe phréatique invisible remontent continuellement à la surface pour former de minuscules ruisseaux, des lacs improvisés, des mers intérieures. Des oeuvres in situ comme l’installation Les Archives du Cœur de Christian Boltanski dans le magnifique paysage sauvage d’une plage isolée de l’île ou La Forêt des murmures, au coeur d’un bois retiré, où des centaines de clochettes tintinnabulent au vent, faisant trembloter le nom d’êtres chers écrits par d’anciens visiteurs, rendant hommage à la mémoire de ces personnes, exprimant à la fois la vitalité et le caractère éphémère de la vie humaine, à la manière des vœux accrochés dans certains temples.


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