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Au lieu de se souvenir (Semaine 39 à 44)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Le cimetière du Père-Lachaise est un espace clos comme un livre, une ville dans la ville. Dans ce lieu de recueillement marqué simultanément par la présence et l’absence de tous ces gens qui y sont enterrés et les touristes curieux à la recherche de tombes de célébrités, les figures colorées des vitraux, les formes variées des statues en marbre ou en bronze, se révèlent au détour d’une allée, entre ombres et lumières, double de la ville des morts qui surgit dans la ville des vivants. Aujourd’hui il fait une chaleur indécente pour la saison. Rien ne va plus mais on continue comme si de rien n’était. On marche en aveugle dans les dédales d’un cimetière à ciel ouvert. Nous sommes non seulement hanté chacun par notre mort individuelle mais désormais aussi, par l’inconséquente incapacité à réguler notre impact sur les dérèglements climatiques liés à nos modes de vie, de transports et de consommation, par l’extinction possible de notre espèce, sa fin prochaine et ceci jusqu’au dernier témoin, jusqu’à la possibilité même de raconter cette disparition.

Dans la campagne de Braine-l’Alleud, le doux vallonnement du Branbant Wallon où Caroline et moi passons le week-end chez sa cousine, dans cet après-midi où le soleil est encore haut dans le ciel laiteux, nous nous promenons à travers champs et bois. Dominique et Caroline marchent quelques mètres devant moi sur un petit chemin de terre sableuse recouvert de feuilles et de brindilles, d’ombres et de lumière. Comme très souvent je me rends compte que je suis à la traine, derrière elles qui parlent ensemble, de leur quotidien, de leur famille, de leur souvenirs et du passé. Je me fais discret, me tiens un peu à distance, dans ce positionnement, légèrement en retrait qui s’explique bien sûr par ma discrétion, ma retenue, mais aussi parce que je m’arrête régulièrement en chemin pour prendre des photographies du paysage, filmer des plans de la campagne. Peu de temps à chaque fois, il faut que je les rattrape en pressant le pas. Difficile de suivre ainsi leur conversation à bâtons rompus. Je suis dans l’image comme enfant on disait dans la lune. Ailleurs.

dans la lumière du feu
fatigué de regarder
les mains dans les poches
je me suis tu

désirs secrets
une flamme tourbillonnante
entendre des murmures
le battement du sang

Avec Caroline, nous avons choisi un logement à Ixelles, une belle maison d’hôtes de style Art Nouveau avec vue sur les étangs. Nous sommes en train de lire L’échiquier de Jean-Philippe Toussaint et découvrons par hasard que la maison où vivaient ses parents, qui abritait la célèbre librairie Chapitre XII tenue par sa mère, se trouvent juste de l’autre côté des étangs. « Dans ce périmètre de mon enfance, périmètre autant fantasmatique que réel, qui irait de la rue Jules Lejeune à la rue du Bailli, et serait délimité à l’ouest par la place du Châtelain et à l’est par l’avenue Louise. » Nous entr’apercevrons le lendemain la longue silhouette de l’auteur derrière sa fenêtre.

Alors que nous traversons Bruxelles, je ne peux m’empêcher de penser aux massacres perpétrés ces jours-ci en Israël. La brutalité de ces crimes odieux. On ne peut pas confondre le peuple israélien avec son gouvernement d’extrême-droite ni le peuple palestinien avec le mouvement islamiste et nationaliste palestinien du Hamas. On ne peut pas énumérer les noms des disparus et des otages encore aujourd’hui retenus en captivité, et montrer les images des destructions de pans entiers de Gaza comme seule réponse légitime, alors qu’elle renforce l’anonymat des morts dissimulés sous ce champ de ruines. Cette guerre de la civilisation contre la barbarie, comme la désigne le Premier Ministre israélien, est une aberration. C’est un conflit qui oppose depuis trop longtemps israéliens palestiniens (soutenu et manipulé par des puissances étrangères). Le résultat d’un enchaînement d’événements qui s’inscrit sur de nombreuses années, des responsabilités entremêlées, difficiles à départager, mais si on n’admet pas ça de part et d’autre, rien ne pourra arrêter ce conflit. Il faudra du temps pour interrompre l’escalade de violence de ces dernières années, admettre puis cesser la colonisation et l’apartheid d’un côté, reconnaître puis cesser toutes les violences sanguinaires de l’autre, avant de pouvoir entamer un lent, complexe mais nécessaire processus de paix qui passera inévitablement par la création de deux états séparés dans cette région du Moyen-Orient. L’état d’Israël et l’état de Palestine.

En sortant de la Commission poésie du CNL, après avoir discuté des auteurs, des éditeurs, de leurs projets et textes à soutenir, ce temps libre avant de rentrer à la maison. La nuit tombe, dans la rue l’effervescence de cette fin de journée. Cela me rappelle la période où j’ai mené des ateliers d’écriture pendant plusieurs années de suite, à Sciences Po. Une respiration, un temps en suspens, dans une journée de la semaine mise entre parenthèse.

Après les chaleurs écrasantes du début de ce mois qui prolongeaient l’été au-delà de l’habituel été indien, le changement de saison se fait enfin sentir, l’automne avec son rythme différent, ses journées plus courtes, ses lumières changeantes, un voile léger d’humidité qui grise toutes les couleurs des paysages. Quelques jours de pluie. Une fraîcheur sensible le matin et le soir. Moins de temps dehors pour se promener et filmer, dès lors les séquences du journal deviennent plus brèves. Le corps s’habitue lentement à ces menues transformations. Il faut trouver le bon rythme, s’adapter peu à peu.


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