Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Vouloir l’impossible. C’est cela qui est difficile à tenir. L’œil ouvert sur les reflets du ciel disparaissent dans l’eau trouble du canal. Ne pas sombrer. Tenir tête. Je ne fais rien d’autre que me laisser envahir, avec continuité, par le hasard. Sortir de la confusion sans se figer. Ça ne peut plus durer comme ça. Il se passe quelque chose différent chaque jour. Ça continue. Ça va continuer, ce n’est pas impossible.
Désormais, et c’est de plus en plus souvent, à chaque fois que nous revenons à Marseille, avec Caroline qui y a vécu durant son adolescence, c’est la mer qui nous attire irrésistiblement. Notre point de mire : la mer. Nous cherchons systématiquement à vivre face mer, du côté d’Endoume, Malmousque, Bompard ou Roucas-Blanc. Cette fois-ci nous logeons au dernier étage d’un appartement magnifiquement situé au-dessus du Parc Monvert, avec vue à 360° sur la ville. D’un côté le Roucas Blanc et la rade de la pointe rouge qui se profile au loin. De l’autre, le théâtre Silvain apparaît en contrebas, le terrain de pétanque à l’ombre d’un beau pin parasol, les maisons d’Endoume, ses ruelles bordées de murets, le Vallon des Auffes, à l’horizon, la Joliette et l’Estaque. Avec une adresse toute en promesses : rue des flots bleues. À la recherche d’un nouvel horizon.
Boulevard de la Rade, Boulevard de Taza, Boulevard Tolstoï, Chemin de la Batterie des Lions, Chemin du Génie, Impasse Assani, Impasse Capricieuse, Impasse de la Batterie des Lions, Impasse des Pêcheurs, Impasse du Mirage, Impasse du Riff, Pont de la Fausse Monnaie, Rue des Barbus, Rue des Braves, Rue des Ports du Sud, Rue des Quatre Vents, Rue du Grand Balcon, Rue Homère, Rue Montplaisir, Rue Va à la Calanque, Traverse de la Batterie de Malmousque, Traverse de la Cascade, Traverse des Mèches, Traverse du Frioul, Traverse Paradis.
Se rendre à pied avec Caroline et Nina dans la calanque de Marseilleveyre, c’est pousser un peu plus loin nos investigations. Longer la mer, un jour de grand vent, ciel bas, nuages gris. La roche claire de calcaire si particulière aux calanques. Nos pas en mesure. Respirations qui s’accordent. Sentiment de bout du monde à quelques heures du centre-ville. Il faut prendre plusieurs bus. Leur taille se réduit à chaque changement. Dans le dernier, la conversation attendrissante entre une vieille dame qui habite Callelongue et rentre de la ville les bras chargés de courses, et le chauffeur du bus enjoué qui écoute la musique de Simon & Garfunkel dans son minibus et tarde à partir, laissant l’impression fausse qu’il préfère écouter sa musique plutôt que faire son travail et démarrer son véhicule. Un temps suspendu. La veille dame lui en fait la réflexion sans même le regarder. C’est un jeu entre eux, ils se connaissent depuis longtemps. Dans son côté pince-sans-rire, je retrouve le souvenir ému de ma grand-mère Denise.
Dans ces lieux qu’on connaît par cœur, ceux qui nous ont attirés dès le premier jour comme Le Panier à Marseille, première invitation en tant qu’auteur au cipM, en garder trace pour toujours, mais avec lesquels depuis on maintient désormais une distance ambiguë, un peu honteuse, comme une réaction à leur lente mais inexorable gentrification de lieux touristiques, hésitant à y retourner, à s’y promener et à y prendre des photos. Et se faire piéger, en y retournant malgré tout, sous prétexte d’un rendez-vous, et malgré le manque de lumière, être saisi soudain par la beauté de ce lieu qui nous en rappelle tant d’autres. La prolifération des tags sur la pierre ocre des murs poreux pareils à ceux qui envahissent murs et portes de Berlin comme une prolifique végétation aux couleurs criardes. Les ruelles vides aux échos inouïs dans le dédale du labyrinthe de la Citadelle de Bastia.
La mise en place par la bibliothèque François Villon en lien avec l’Association LABOmatique d’une série de quatre séances d’ateliers conduits par l’architecte et cinéaste Sarah Klingemann, afin de tourner un court documentaire sur la Cité Chaufourniers qu’on appelle aussi la Cité Rouge, située juste derrière le Siège du Parti Communiste, dans le 19ème arrondissement, a tout de suite attiré plusieurs participants motivés, qui ont suivis l’ensemble des ateliers. La visite du lieu avec prise d’images. Le tournage de séquences vidéo. Les entretiens avec les habitants croisés sur place, et les enregistrements sonores. Mais également l’atelier d’écriture que j’ai eu plaisir de mener avec eux, ainsi qu’un second tournage avec une visite de plusieurs appartements de la Cité. Entre les participants, d’âge et de milieux différents, mais ayant tous une sensibilité à l’image et au son, une envie de découvrir ce lieu, d’aller à la rencontre de ses habitants, une complicité inédite de travail s’est tout de suite ressentie, chacun acceptant de filmer et de prendre le son à tour de rôle, d’écrire et de lire son texte également, de proposer enfin, lors de la dernière séance de dérushage avec la vidéaste, des pistes de fil rouge, sur la forme que pourrait prendre le montage de Sarah Klingemman. Impatient de découvrir le film qui sera projeté le mois prochain.
Il y a des lieux inaccessibles. Des lieux qui nous fascinent. Des scènes à ciel ouvert. Des vides à combler. Des balcons au-dessus de la ville, et du vide en-dessous. On s’y sent tout petit et immense à la fois. Il y a des lieux secrets. Des lieux intimes.
« Un lieu favorable, mais à quoi ? demande Sereine Berlottier, dans Habiter, traces & trajets, édité par Ester Modié chez Les inaperçus, en 2019, avec des peintures de Jérémy Liron. À son propre oubli peut-être ? À la distance ? Au départ ? (Un lieu favorable au départ et à son retour.) »