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Au lieu de se souvenir (Semaine 18 à 22)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Il n’y aura pas de journal ce mois-ci. Les images que j’avais enregistrées en mai ont disparues, elles ont été effacées. Mon ordinateur est tombée en panne il y a quelques jours, hors service. Il ne fonctionne plus. Par un affreux concours de circonstance, j’avais dû vider le contenu de mes différentes cartes mémoires pour animer un atelier d’écriture sonore autour de la Place du Colonel Fabien. J’ai disposé leur contenu sur mon ordinateur pensant avoir le temps de les charger sur l’un de mes disques durs après le week-end. Alors que j’exportais le montage de l’atelier de samedi dernier sur le compte YouTube de la bibliothèque, l’ordinateur s’est éteint brusquement. Il ne s’est jamais rallumé. Le réparateur a finalement annoncé qu’il ne s’agissait pas d’un problème d’alimentation comme nous l’avions imaginé au départ, mais que de l’eau avait pénétré à l’intérieur rendant la réparation désormais impossible dans le cadre de la garantie de l’appareil et qu’il était donc certain que je ne pourrais plus récupérer les données de mon ordinateur. Voilà pourquoi les vidéos du mois seront absentes de ce journal, effacées. Journal de la perte, de la disparition. Sur ce qu’il nous reste de ce qu’on a perdu. J’avais commencé à écrire le texte du journal à partir des séquences filmées pendant le mois. Il me reste l’ensemble des photographies prises en marge du tournage vidéo. Ce journal sera donc marginal. Un photo-journal.

Je me suis rendu dans ce quartier reculé du 15ème arrondissement, les ruelles calmes et désertes ce matin là. Peu de passants, pas de touristes. Quelques rares habitants vont et viennent dans l’indifférence du quotidien. Dans la Villa Santos Dumont, le vieux propriétaire de la maison au jardinet qui fait l’angle dans le tournant du passage, taille ses arbres, les hautes branches feuillues qu’il vient de scier sont plus imposantes que lui. Un voisin se moque gentiment de son allure en l’appelant le Marocain. Il est vêtu d’une large djellaba gris bleu coordonnée la couleur de ses cheveux épais. Ce qui attire ici c’est le charme intemporel de cette impasse à la végétation luxuriante, entre demeures normandes, maisons-atelier et lofts modernes. Un peu plus loin, au fond de l’impasse du Labrador, j’aperçois derrière un grand portail, une petite maison au fond d’un jardin boisé. On pourrait la croire abandonnée, mais son propriétaire me salue d’un signe discret de la tête en rentrant de ses courses. Il va manger des frites ce midi.

J’ai filmé la confluence du Canal de l’Ourcq, du Canal Saint-Denis et de la Darse du fond de Rouvray, aux abords du Parc de la Villette, en tentant de montrer l’endroit en différents points de vue, pour en saisir la variété des paysages et des perspectives. Ces vidéos sont perdues, plus aucune traces. Je reviendrais bientôt tourner de nouveaux plans. Mais en voyant l’ensemble qu’ils formaient avant leur perte, j’ai pensé à cet évenement survenu quelques semaines plus tard. Dans la nuit du samedi 18 mai 2024, un corps céleste a traversé à 45 kilomètres par seconde le ciel au-dessus du sud de l’Europe, entre l’Espagne et le Portugal. Singulière traversée en un éclair de cette comète dans le ciel.

Depuis plusieurs années avec Caroline nous repoussons notre visite du Musée Albert Kahn. Ce mois-ci enfin nous trouvons le temps de nous y rendre pour découvrir la nouvelle exposition Natures Vivantes consacrée aux jardins d’Albert Kahn, avec les images de Boulogne et celles de son jardin aujourd’hui disparu, de sa résidence méditerranéenne de Cap-Martin, complétées par des œuvres historiques et contemporaines. L’autochrome (photographies en couleurs sur plaque de verre) restitue la splendeur des couleurs des fleurs. Le cinématographe capte les mouvements des branches dans le vent, les travaux des jardiniers, les déambulations des invités dans ces paradis végétaux.
De retour en France d’un voyage au Japon en 1898, Albert Kahn, grand voyageur et amoureux du monde, fait construire dans son immense jardin à Boulogne, un village japonais. Son jardin japonais est un espace harmonieux et coloré où chaque élément a sa place. Je ne peux m’empêcher en m’y promenant de penser à Anne au Japon à ce moment là. En octobre à mon tour je serais là-bas. Le mot qui s’impose en moi est synchronicité.

Il y a des images qui restent ancrées en moi, je les vois encore alors qu’elles n’existent plus. Il y a celles que je veux et que je peux retrouver, je pense à ce phénomène étrange au niveau du Bassin de la Villette, des bulles qui dessinaient à la surface de l’eau un tracé souligné par la réverbération de la lumière ce jour là, dans cette lumière printannière qui nous a quitté depuis. Il y a celles qui me reviennent comme au matin certaines images de nos rêves, elles paraissent iréelles, inventées. Elles m’accompagneront longtemps encore. Il y a celles que j’ai préservées dont l’ironie me pince le coeur, par exemple ce panneau prémonitoire au début de ma promenade dans Belleville avec Caroline : Mémoire de l’avenir, qui résonne étrangement en moi depuis. Et cette plaque signalant la proximité des objets trouvés dans le 15ème arrondissement.


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