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Au lieu de se souvenir (Semaine 17 à 22)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Tu prépares le voyage en amont, tu listes les principaux monuments à visiter, les quartiers dans lesquels il faut se rendre, tu réfléchis aux meilleurs jours, aux meilleures heures pour visiter le musée de l’Acropole, tu consultes des cartes, lis des livres, des guides, dessines des itinéraires, évalues les temps de parcours d’un point à un autre, les trajets dans une journée, tu notes des adresses de restaurants où manger le midi, le soir, des bars où boire un verre, tu investis la ville peu à peu pour t’en emparer, pour qu’elle ne te passe pas à côté, mais bien sûr tu sais que c’est impossible, tu ne peux pas tout prévoir, ce n’est d’ailleurs pas ce que tu souhaites même si cela y ressemble un peu, en fait tu prépares le terrain, pour ne pas être pris au dépourvu, rester sans rien faire, aller au hasard et tourner en rond, tu as toujours besoin de connaître un peu la ville avant de t’y rendre, situer où se trouve l’aéroport, la gare, où tu vas loger, la station de métro la plus proche, les principaux monuments de la ville, les différents quartiers et comment ils se répartissent, leur agencement, la localisation des collines et des jardins de la ville, tu commences à mémoriser quelques noms de rues, de quartiers, de monts, de monuments, leur sonorité te séduit, Keramikos, Exerchia, Lycabette, Lofos Strefi, mais dès que tu arrives sur place cela se confirme immédiatement, on ne peut jamais rien prévoir, la météo change tes plans au dernier moment, il se met à pleuvoir et ça chamboule tout ce que tu as prévu de faire, il faut changer ton fusil d’épaule, on ne peut jamais rien prévoir et tu le sais depuis le début, bien avant le départ, mais tu ne peux pas t’en empêcher, préparer le voyage, il est illusoire de croire qu’on peut arriver dans une ville sans rien en connaître, sans rien avoir préparé à l’avance, ce n’est pas pour tout maîtriser là-bas, il n’y a rien de plus beau que de s’égarer dans une ville qu’on ne connaît pas, qu’on découvre à peine, mais pour se perdre il faut l’accepter, s’y préparer, connaître suffisamment la ville (le plan de la ville, sa structure) pour se laisser aller à l’inconnu, lâcher prise, explorer des lieux éloignés les uns des autres, et créer dans cette constellation de lieux opposés, des parcours faits de croisements, de repères et de jalons, sans cela on risque de se limiter aux mêmes quartiers, de déjeuner toujours dans le même restaurant, de devenir prisonnier du centre-ville, piégé au milieu de cette toile d’araignée, voyager exige un peu de préparation, c’est comme faire ses gammes en musique, où écrire chaque jour, il faut s’entraîner au quotidien, pour que l’improvisation soit envisageable, permise, qu’elle s’offre à nous et nous surprenne. Pour qu’Athènes ne soit pas atténuées. Mais Athènes te saisit malgré tout.

J’aime les îles comme j’aime les livres. Le livre est un objet clos, c’est la raison de son succès, il donne sur différents sujets une vérité cernée et irréversible, même s’il s’agit d’un livre critique. L’île est un espace isolé qui s’élargit dans son exploration régulière. Le livre est un objet clos, replié sur lui-même, autonome, cette unité qui l’enserre dans un espace clos est aussi une force irremplaçable. Nous voyons bien aujourd’hui les avantages des communications électroniques, dans lesquelles chacun navigue sans limite, de manière fluide mais toujours perfectible, car c’est le lieu où tout change à chaque instant, là où le livre est définitif, sauf à écrire un autre livre qui en dément ou en corrige le propos.
Les bibliothèques ont été créées précisément pour contrer le caractère totalisant du livre, qui s’explique par sa forme même, sa configuration unique, en mettant à disposition une pluralité de livres qui se complètent et se corrigent les uns les autres, comme aujourd’hui les versions sans cesse révisées d’une encyclopédie en ligne sont censées offrir l’état le plus synthétique d’un sujet à un instant donné et non une vérité unique et absolue. À maintenir sans arrêt en équilibre instable.
Quand je marche sur les sentiers sinueux de l’île, lorsque je longe les côtes à flanc de rochers, la mer pour seule horizon, lorsque j’arpente les ruelles escarpées de son unique village aux pentes raides, je sais que je suis chez moi. Je me sens délivré.

« toujours, tu l’entends
le bruit de ton corps en marche qui frotte contre lui-même
tes deux jambes, l’une contre l’autre
tes bras tes hanches
et tous les autres corps en héritage qui s’entrechoquent
que tu froisses en portant, à bout de bras
jusqu’à ce qu’ils se fassent si lourds que tu les charges contre
ton ventre en te couchant toi-même de toute l’épaisseur de ton
ombre
soudain
aussi râblé qu’une coquille
aussi long qu’un convoi
et dans ces moments-là peut-être, toi
un peu plus terre que bête

tu te hisses
tu es l’axe autour duquel bougent les mondes
frottent les corps habités comme des tissus
comme la charpente qui craque

l’immobile n’est pas ce qui reste
mais peut-être
le bruit des pierres pendant que nous marchons sur
nous-mêmes
sans savoir ce qui dure et ce qui s’en va

nous marchons
nous marchons
le soleil comme une horloge cassée
nous marchons en cognant nos corps contre-jour
nos corps pour mémoire, levés, relevés, debout
tendus à la frontière de nos ombres
nos corps arrachés au sommeil d’été
nous marchons comme boire
comme ne plus porter d’autres mots que le bruit des pas dans les
pierres
dans la terre couleur d’os, qui a avalé la sueur de nos ancêtres
et qui se tait
la terre qui n’est plus d’aucun pays d’aucun nom
nous marchons »

On dirait une forêt, Marine Riguet, maelstrÖm reEvolution, 2022.

Façades brisées, terrain vague, ce mélange intolérable de parfums dans le bas de la rue. Plus loin dans le noir, le visage renversé. Un chat toise un autre chat qui avance devant lui en tapinois. Quelle heure est-il dans les ténèbres ? Dans la lumière du feu, fatigué de regarder, les mains dans les poches, à tes côtés je me suis tu. Mon corps provoque une telle densité d’ombre. Nous aurons pu rêver à l’envers d’un rêve. Je me penche comme si mon corps était au bord de la fuite. De peur que le souvenir se dissolve dans l’immensité du présent.

Deux jours de rencontres YouTube et littérature à Évry, deux jours de discussions, de découvertes, de promenades à travers la ville, son architecture, son urbanisme avec l’impression retrouvée de ce qui nous ravit à chacun de nos voyages au Japon, lorsque nous effectuons des parcours aux points de vues variés à travers la ville, guidé par des personnes connaissant très bien leur ville, leurs habitants, leurs habitudes et leurs traditions. Deux jours de travail, d’échanges, de rire et d’émotion. Sous un soleil brûlant, aiguisant nos ombres furtives sur les murs. Deux jours incroyables dont il est difficile de revenir. Certains voyages provoquent cette déflagration en nous. Un bouleversement qui s’inscrit dans le temps.


LIMINAIRE le 11/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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