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Au lieu de se souvenir (Semaine 26 à 31)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


« on ouvre des chemins

autant de couloirs
autant d’énigmes
autant de promesses

On s’invente une maison
on cultive nos patiences
tout est encore minuscule
dentelles et cheveux mêlés
les plaisirs sont contenus dans la rivière le lac les arbres
les sentiers tracés
les villes évanouies »

L’horizon par hasard, Anne Martine Parent, La Peuplade, 2023.

J’aime rester travailler l’été à Paris. La ville se vide peu à peu. Bien sûr c’est beaucoup plus apparent au mois d’août, mais déjà perceptible en juillet. Certains quartiers plus que d’autres. Les lieux touristiques maintiennent un semblant d’activités là où les quartiers populaires, se transforment en se dépeuplant. Les étudiants sont en vacances. Les travailleurs en congés pour une bonne partie d’entre eux. Les commerces commencent à fermer les uns après les autres. Ce n’est pas encore trop difficile de faire les courses dans son quartier, les boulangeries restent ouvertes pour la plupart. Travailler en cette période est plus facile pour moi. C’est une manière un peu puéril et vaine de repousser l’heure des vacances. Ce moment où il faudra partir à son tour, ce qui correspond à un tournant de la saison, ce moment où l’été s’achève. Dès le retour, c’est la rentrée et tout s’accélère, se précipite. Une nouvelle année qui s’annonce.

Comme de nombreux autres arrondissements de Paris le 18ème est composé de plusieurs quartiers très différents. Ce matin là tous les habitants semblent s’être donné rendez-vous au square. Le reste des rues des contreforts de la butte Montmartre est déserté en dehors de la commerçante rue Ordenner et des touristes qui pullulent déjà autour du Sacré-Cœur et du Lapin Agile malgré la chaleur matinale.

Dans le langage courant, le quartier revêt une notion approximative. Loin d’évoquer une véritable réalité, il définit une portion de ville où chaque individu fixe lui-même ses propres limites et dont il s’approprie aisément le lieu : « Ça a vraiment quelque chose d’amorphe, le quartier, remarque Georges Perec dans Espèces d’espaces : une manière de paroisse ou, à strictement parler, le quart d’un arrondissement, le petit morceau de ville dépendant d’un commissariat de police. Plus généralement : la portion de la ville dans laquelle on se déplace facilement à pied ou, pour dire la même chose sous la forme d’une lapalissade, la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre, puisque précisément on y est. Cela semble aller de soi ; encore faut-il préciser que, pour la plupart des habitants d’une ville, cela a pour corolaire que le quartier est aussi la portion de la ville dans laquelle on ne travaille pas : on appelle son quartier le coin où l’on réside et pas le coin où l’on travaille : et les lieux de résidence et les lieux de travail ne coïncident presque jamais : cela aussi est une évidence, mais ses conséquences sont innombrables. »

Ce tunnel pour rejoindre Le Pré Saint-Gervais est idéal afin d’envisager la transition vers un lieu très différent de celui dont on vient. Une expérience spatio-temporelle. C’est un long couloir sombre. À certaines heures de la nuit, c’est la peur au ventre et le pas pressé qu’on doit traverser ce tunnel glauque dans la pénombre de la nuit et la faible lueur des néons qui l’éclairent. En marchant vers la lumière au bout du tunnel, les parois peintes à la hâte, sont éclairées par intermittence par les reflets du soleil sur les vitres des véhicules qui circulent dans la rue sur laquelle débouche le tunnel. Je rêve souvent de ces passages qui nous conduiraient dans des endroits radicalement différents, opposés. Je songe au narrateur de L’Autre ciel de Julio Cortázar qui vit à Buenos-Aires et se souvient de l’époque où, vers 1945, il fréquentait le Pasaje Güemes et qu’il se retrouvait transporté dans une galerie parisienne quelques mois avant l’effondrement du régime de Napoléon III. Dans les va-et-vient entre ces périodes et ces lieux. Avec Caroline nous marchons à l’ombre des arbres des sentes et des venelles, admirant les pavillons et les jardinets de la Villa du Pré. Et c’est comme si nous étions ailleurs, dans un autre temps.

L’acoustique si particulière du lieu m’attire à chaque fois que je suis dans les parages du Musée du Louvre. Je m’écarte un peu des touristes, très nombreux en cette période de l’année malgré la chaleur et le temps lourd. Je vois les familles venant de tous les pays, ce qui les attire là, la beauté et la mémoire du lieu, son histoire, mais aussi l’épuisement, la lassitude qui se lisent sur leurs visages. Voyager est une épreuve. À distance, je les observe un peu distraitement, comme il m’arrive régulièrement de regarder les nuages dans le ciel, leur forme, leur lent déplacement. Dans le reflet d’une vitre du Musée, la forme de l’un d’eux me surprend, arrête mon regard. On dirait qu’il s’adresse à moi avec sa forme de phylactère. Mais que me dit-il ? Les bribes de voix des touristes se mêlent dans un étrange sabir de langue universelle dont je ne comprends que l’élan.

Cet endroit est un peu particulier, il figure dans le roman que je viens de terminer, Rien que les heures. Le personnage principal, qui traverse la ville en longeant la méridienne de Paris en une journée, y fait une rencontre. J’ai écrit le texte sans connaître le lieu, sans jamais n’être entré dans ce square. À l’intérieur, je prends conscience de cette dimension de la ville qui très souvent agit sur nous comme un décor. Je repense à tous ces lieux décrits dans les livres que j’ai lus, l’écart qui existe entre le texte et la réalité. La ville s’écrit secrètement en nous.

Sur les hauteurs du 19ème arrondissement, entre le Parc des Buttes-Chaumont, l’horizon lointain des tours de l’avenue de Flandre et l’atmosphère populaire de ce quartier juif de Paris dans lequel se concentre une forte densité des lieux de cultes, de nombreux établissements scolaires et de commerces, existe un lieu caché, presque secret. J’ai repoussé tant d’années le moment de m’y rendre. Au n°93 de la rue de Crimée. Un passage entre deux immeubles. Les murs sont recouverts de vigne. On a l’impression d’entrer chez un particulier. On aperçoit une maison à la façade de couleur rouge brique, agrémentée d’une icône. Après un chemin sinueux qui monte vers une colline au milieu de la verdure, apparaît un pavillon en bois qui cache une église. L’église Russe Orthodoxe Saint-Serge de Radonège. À l’origine, église Luthérienne Allemande, le bâtiment fut confisqué pendant la Première Guerre mondiale puis mis en vente par le gouvernement Français. À cette même époque, l’immigration russe en France connait un essor sans précédent à la suite de la révolution de 1917. Le 18 juillet 1924, jour de la fête de Saint Serge de Radonège, l’Église est achetée aux enchères, puis définitivement consacrée le 1er Mars 1925. Plus qu’une simple église, Saint-Serge de Radonège est un institut de théologie orthodoxe. Véritable fleuron de la pensée russe orthodoxe en Occident, il a formé des centaines de prêtres, évêques et théologiens depuis la seconde moitié du 20ème siècle. Mais ce qui attire dans ce lieu est son isolement, le calme du jardin dans ce cadre silencieux qui paraît hors du temps. L’impression que la ville s’est développée lentement autour de cette colline au rythme de la croissance des arbres en faisant mine de l’oublier pour mieux la protéger.

Le présent est sans cesse changeant, mais il maintient dans un temps en mouvement, instable, versatile, ce qui nous fascine au quotidien, ce qui fuit, nous abandonne sans jamais nous quitter totalement, la seule éternité possible.


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