Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Je marche dans la rue. J’observe avec attention tous les lieux traversés. Un ensemble de strates qui se superposent ou s’effacent de ces lieux de la ville. Et c’est l’impression d’un palimpseste qui s’impose. Nous voyons tout en noir et blanc. Cette ligne entre deux plaques de goudrons, cette barrière qui interdit le passage dans cette allée pour cause de travaux mais que personne n’enlève une fois les travaux terminés, ce ruban de protection rouge et blanc oublié là depuis longtemps, il flotte au vent et tourbillonne, dérisoire, sans qu’on ne sache plus ce qu’il délimitait, signe qui perd son sens mais pas sa beauté, cette démarcation évolutive entre l’ombre et la lumière, cette rue à traverser, ce canal qui sépare le quartier où j’habite et celui où je vais travailler, si peu de gens connus dans les deux lieux, comme s’il s’agissait d’endroits très éloignés. La notion de timidité commence à se répandre, ce phénomène d’allélopathie encore mal compris en botanique par lequel un nombre minoritaire d’arbres maintiennent entre eux et leurs propres branches maîtresses, qui ne s’enchevêtrent pas, une certaine distance (entre 10 et 50 cm), ce qu’on appelle les fentes de timidité. Ce comportement d’évitement ne s’explique pas vraiment. Est-ce une perte d’espace potentiellement utilisable par l’arbre ? Un moyen de laisser la lumière mieux pénétrer la forêt, tout en apportant peut-être un avantage sélectif et évolutif face aux maladies contagieuses ? Je retrouve cette distance de sécurité sur la route comme dans les services publics, la ligne de courtoisie tracée au sol pour délimiter un espace où respecter une distance réglementaire pour ne pas gêner son voisin. Dans les transports en commun, quand quelqu’un monte dans un wagon parsemé de personnes réparties de façon désordonnée à l’intérieur de l’habitacle, il choisit systématiquement une place à bonne distance des autres. Timidité ? Les murs nous séparent des autres, nous emprisonnent, les murs sur lesquels nous écrivons, où nous nous affichons, les murs en ruines, les murs sur lesquels nous grimpons, ceux que nous escaladons, les murs que nous dressons en nous, les murs qui nous protègent, les murs que nous construisons, les murs que nous détruisons, les murs que nous longeons et ceux que nous traversons. La frontière se ressent partout, elle n’est pas l’opposition entre réalité et fiction, entre vie privée et vie publique, elle représente plutôt l’écart entre notre réalité et la réalité des autres. Ceux qui ne nous ressemblent pas, ceux qui ne pensent pas comme nous, qui n’aiment pas les mêmes choses que nous, ceux qui s’habillent différemment, qui nous regardent de travers, ceux qui ne peuvent pas nous voir, ceux qui ne font pas partie du système. La frontière est en nous, nulle part ailleurs. Difficile de l’admettre, de tenter de la faire reculer ou même de la supprimer. Tous les combats menés sur les champs de bataille le sont au nom des frontières dont les tracés sur le terrain, renforcés par tous ces murs, ces barbelés, ces barrières, ces tours de guet, et qu’on retrouve dessinés avec précision sur nos cartes, ces conflits sont internes, ils devraient se résoudre en amont, en nous.
« Nos bistrots et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers carcéral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquillement d’aventureux voyages. Grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit ; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Il est bien clair, par conséquent, que la nature qui parle à l’appareil photographique est autre que celle qui parle à l’œil – autre, avant tout, en ce qu’à un espace consciemment travaillé par l’homme se substitue un espace élaboré de manière inconsciente » .
Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
La chaleur est dense, tenace. La ville se fige dans une touffeur effrayante, son rythme alangui. On avance en se faufilant non sans mal entre les ombres chétives des arbres, en se glissant sous les passerelles, les piliers et les arches des ponts, les panneaux de signalisation. Tous nos gestes ralentis par l’étouffante chaleur. Le sol en bitume répercute la fournaise comme les reflets aux vitres des fenêtres nous aveuglent. L’air est pesant. On en perçoit la matière tactile. Nos peaux perlées de sueurs sous nos chemises légères. Nous marchons au-dessus de la ville, en équilibre précaire, nos ombres se liquéfient derrière nous. Leurs traces disparaissent aussi vite qu’advenues. Le lointain apparaît dans un rêve. Un voile invisible fait trembler le paysage comme l’air se trouble au-dessus des flammes. Nous dansons malgré tout. Le courage ne suffit plus.
Un débordement, une surabondance. L’été dans toute sa plénitude. Tout à coup le temps ne s’écoule plus. Chaque chose m’inspire un intérêt calme, mais plein de curiosité. Il y a une vitesse de marche à laquelle rien n’arrive. Dans les espaces invisibles de la ville, ses recoins discrets, ses lieux secrets, cachés, dans les ruptures de temps qui s’imposent parfois dans ces entre-deux. Les préparations d’un tournage de cinéma transforment par exemple la place en machine à remonter le temps.
Cela faisait très longtemps que je n’avais plus fait de vélo. Plusieurs années en fait. Ce n’est pas l’effort qui m’a plu ce dimanche, plutôt la sensation libératrice du mouvement, du déplacement au fil du paysage. J’ai longé le Canal de l’Ourcq. Je me suis retrouvé très vite à Bobigny. J’aime beaucoup marcher, mais j’ai retrouvé dans ce doux glissement des sensations d’enfance. Les perspectives, les trouées, les intervalles. Le souffle du vent sur mon visage. La souplesse de la mécanique. Le mouvement régulier du pédalier, répétitif. En boucle. Le léger surplomb au-dessus du paysage qu’on traverse sans entrave. Les sons du paysage qui deviennent le paysage. Dans la suspension d’un temps élastique, d’un espace qui se dilue dans le mouvement, se propage dans l’avancée.
Caroline et Alice sont en voyage en Angleterre, elle sillonnent le pays en visitant les maisons d’écrivaines, Virginia Woolf, Agatha Christie, Jane Austen, les sœurs Brontë, tandis que Nina arpente les ruelles de Venise et profite de la Biennale d’art contemporain. De mon côté je tire parti de Paris l’été pour me promener, prendre des photographies, filmer des séquences pour ce journal. Lire. Écrire. Rêver.
En revenant à vélo de Bobigny, j’ai aperçu sur un mur aveugle à Pantin, l’ombre dansante dans le vent léger des larges feuilles d’un arbuste. Ce lent mouvement a attiré mon attention. Je me suis approché du mur pour filmer cette scène. J’ai vu un couple s’embrasser.
« Tout objet du monde, lieu ou corps, visage et regard, est, en photographie, proprement du nuage. »
Anne-Marie Garat, Photos de familles