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Au lieu de se souvenir (Semaine 01 à 05)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Sortir de chez soi pour s’échapper un peu de soi-même, changer d’air, chercher la lumière, voir ce qui nous entoure sous un autre angle. Respirer enfin. Marcher sans but précis, avec seulement une vague destination en tête qui peut changer à tout moment. Un besoin d’air, de lumière, de lâcher prise. Trouver un second souffle, suivre le fil de ses pensées, un pas devant l’autre. Sentir l’air froid sur son visage, se sentir vivant. Vibrant. Croiser des inconnus dans la rue, leur sourire, écouter leurs conversations distraitement, comme pour y déceler un signe, une attention, retenir leurs visages fugaces. Marcher dehors, à l’air libre, respirer, avant de rentrer chez soi.

Parfois, en traversant ce pont suspendu au-dessus des rails, je me rends compte que certaines choses prennent une ampleur qu’elles n’avaient pas au départ, comme si elles s’étaient accumulées en silence, se transformant en quelque chose de plus grand que moi. Il y a d’abord les trains, toujours eux. Je me rappelle des départs, les quais remplis de monde, les heures d’attente. Des images floues, des reflets sur les vitres qui, comme les jeux de lumière sur le pont, tordent et déforment ce que je croyais inaltérable. Ces lumières aveuglantes, elles me rappellent ces fenêtres qui réverbèrent la ville au lieu de la révéler.
Et il y a les bruits de la ville. Les pas qui résonnent, les voitures qui filent à toute allure, les chantiers que je n’aperçois pas mais dont je sens la présence sonore. Un écho de tout ce que je n’écoute plus : les conversations entendues par hasard dans les cafés, le son d’une voix oubliée mais qui me revient parfois, des morceaux de musique dont je ne parviens pas à retrouver le titre ou le nom du compositeur. Tout ça se mêle dans ma tête : des fragments, disjoints, imprécis, des bruits d’ailleurs qui semblent me parler d’ici.
Et puis il y a les choses qui ne s’imposent pas. Les bâches qui couvrent les immeubles comme on protège des blessures, pour cacher un secret ou par pudeur, les échafaudages qu’on dissimule, les rails qui s’étendent en silence, dans le lointain, comme les lignes d’un carnet que je n’ai jamais terminé. Ce sont ces choses-là que j’oublie le plus facilement, et pourtant, elles restent là, quelque part enfouies en moi. Je me retrouve avec toutes ces images que je ne convoque plus depuis longtemps.
Tout ce qui s’accumule sans que je m’en rende compte : des perspectives inespérées, des points de fuite qui me font penser à tout ce que je laisse derrière moi. Je me rappelle les dessins maladroits que je faisais enfant, avec ces routes serpentant sans fin, ces maisons disproportionnées. Je fais remonter en moi des souvenirs précis mais inutiles, comme le bruit de ce train de banlieue que j’écoute avant de m’éloigner, les courants d’air sur le pont, les ombres projetées des passants.
Parfois, je pense que ma mémoire est comme cette ville, un chantier à ciel ouvert, une succession de strates qui s’accumulent sans jamais se stabiliser. Je continue de marcher sur ce pont, dans ces rues entre deux rangées étroites d’immeubles, dans cet entre-deux où tout semble figé, et je me rends compte que c’est peut-être ce vide, cet écart entre les choses, qui me ressemble le plus.

Qu’est-ce que cela change d’être là juste avant que tout ne bascule, rester sur le qui-vive, prêt à anticiper ce qui va arriver, en sachant que ce que l’on voit va se transformer, que plus rien ne sera pareil dans quelques mois, un an peut-être ? Être témoin impuissant, assister à distance à ce qui surgira, à ce qui disparaîtra, sans avoir son mot à dire. Imaginer le futur comme on revisite le passé, s’y projeter avec la même incertitude. C’est comme attendre un spectacle sans se douter qu’il a déjà commencé : les musiciens qui s’accordent, les bruits étouffés en coulisse, le murmure des spectateurs qui s’installent, dans l’attente de ce qui va se jouer. Ce moment où tout est en tension, dans l’attention du chantier à venir. Qu’est-ce que cela provoque en soi, ce moment qui précède ?

Après notre lecture de textes sur le quartier de la place du Colonel Fabien, mêlant des passages d’Espèces d’espaces de Georges Perec, de La Conspiration de Paul Nizan et d’Arènes de Négar Djavadi, nous assistons à la visite de l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-Belleville par l’architecte Catherine Blain qui remplace au pied levé l’architecte Jean-Paul Philippon, malade, à l’origine du réaménagement du bâtiment. Je suis déjà venu plusieurs fois dans cette école dans laquelle Arnold est désormais professeur. C’est la première fois cependant que je la visite la nuit. C’est un véritable dédale de couloirs, de salles d’études, d’ateliers en désordre, d’amphis vides à cette heure, d’escaliers en enfilade, de terrasses et de coursives surplombant le jardin central, de perspectives inédites sur les immeubles du quartier qui entourent l’École. La nuit tout est modelé différemment dans le contraste de la pénombre et des lumières vives qui amenuisent les volumes et rongent les angles du bâtit. En rentrant à la maison, je repense à la forme de ces bâtiments imbriqués, en traversant les abords de la place du Colonel Fabien dont le chantier a déjà bien avancé en quelques semaines.


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