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Au lieu de se souvenir (Semaine 01 à 05)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Seuls, tous les deux, après le repas de la Saint-Sylvestre, Caroline et moi nous sommes sortis nous promener le long du Bassin de la Villette, prendre l’air. Il faisait très doux. Nous ne voulions pas rester enfermés à la maison à attendre minuit. Nous avons longé les quais d’un pas nonchalant, remontant le canal de l’Ourcq. À la surface de l’eau, les miroitants reflets des lumières des immeubles avoisinants se fragmentaient pour se décupler, d’écho en écho, afin de répéter les motifs colorés de leurs éclats lumineux qui rivalisaient dans l’obscurité des lieux, avec les guirlandes lumineuses accrochées aux balcons des immeubles, aux arbres des quais, aux devantures des commerces. La ligne de partage séparant les façades illuminées des immeubles dans la nuit de l’eau miroitante dans laquelle ils se reflétaient, se prolongeaient et se mélangeaient, nous a accompagné tout au long de notre périple dans le basculement d’un jour à l’autre, d’une année à l’autre. Nous marchions lentement cherchant à ralentir le temps en limitant notre allure. Nous avons croisé de jeunes couples qui flânaient comme nous, ou s’embrassaient discrètement sur des bancs, un peu à l’écart du passage. Il y avait aussi des hommes à la rue, réchauffés par l’alcool d’un mauvais vin, leur voix grave, leur démarche de travers, fuyant la police qui cherchait à les éloigner du canal, comme on le fait d’un troupeau. Inhumaine transhumance urbaine. De loin cependant, des vagues de rumeur joyeuse montaient bruyamment et grondaient dans la nuit en rugissant. Ce va-et-vient lointain m’a rappelé la nuit qui tombe au bord de la mer. Dans ces moments suspendus, entre parenthèses, l’air semble plus léger, c’est indéfinissable. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas été si satisfait de sortir de chez moi en pareille occasion. Et soudain cette apparition inattendue. Dans les éclairages du cinéma d’en face, un cygne paradait dans la lumière.

Je fais de moins en moins de photographie l’hiver, je n’ai pas le courage de sortir quand il fait froid et cette lumière uniforme, ce ciel gris laiteux quand il ne pleut pas, les arbres aux branches nues, les couleurs en berne, le pas pressé des passants qui ont froid, leurs silhouettes engoncées, enlaidies par l’accumulation des couches de tissus et de vêtements, tout cela ne m’y incite guère. Continuer à filmer, en dehors des jours libres où l’on peut se déplacer pour changer de point de vue sur son environnement quotidien en changeant de quartier, partant à la découverte de lieux inédits ou longtemps délaissés, des paysages ensoleillées, devient une gageure. L’amorce d’une éclaircie et nous voilà dehors.

J’ai revu le Journal intime de Nanni Moretti. Une déambulation en vespa dans les rues désertes de Rome en été. Sur la plage d’Ostie, à l’endroit de l’assassinat de Pasolini. Le concert Köln de Keith Jarrett pendant cette longue séquence. Je ne pouvais plus l’écouter. La beauté de Jennifer Beals. Cette fascination pour la danse que je partage. Je repense à ce film, que je ne peux pas revoir sans une pointe de nostalgie. Pour ces rues et ces bâtiments, la beauté de cette ville que le cinéaste nous fait visiter avec légèreté et insouciance, cette errance d’une telle liberté de ton, de forme, comme ce journal qui paraît s’écrire au fil de ses promenades, mais qui est très élaboré, construit, autour de trois chapitres d’une drôlerie et d’une exaltante vivacité. Cette lumière, ces lieux, ces rencontres.

Les jours gris, dans la rue chaque détail compte au profit de tout ce qui uniformise. Les reflets fuyants rebondissent au sol dans les flaques d’eau qui se propagent, cette surface de projection qui accueille l’image comme ces bâches de protection blanches qui recouvrent les immeubles en travaux et qu’on imagine la nuit s’illuminer dans ce cinéma à ciel ouvert.

Pour la Nuit de la lecture, ce qui importait, au delà des séances de contes, de kamishibaï, de projection cinéma, de jeux et de lecture à voix haute, c’était d’ouvrir la bibliothèque en dehors des heures habituelles, et de permettre à des publics très variés de s’y croiser, échanger, se lier dans un endroit où d’habitude ils viennent lire.

Qu’est-ce qu’on fait dans une gare quand on ne part pas en voyage et qu’on ne vient chercher personne de retour de vacances, ou qu’on ne vient pas attendre fébrilement quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis longtemps ? Comme les passages parisiens les gares sont des lieux magiques dans la ville. Des lieux de transit. Des points de départs. Une invitation au voyage. Dans la parenthèse de sa traversée, sous les magnifiques voûtes métalliques grises qui permettent à la lumière hivernale d’éclairer tout de même la salle des pas perdus, et malgré les courants d’air qui rendent impossible d’y stationner longtemps sous peine de tomber malade, le lieu invite à observer ce qui se passe autour de soi, de deviner qui sont ces gens de passage. D’où viennent-ils ? Qui attendent-ils ? Que cherchent-ils vraiment ? Un train ? Un abri ? Un ami ? Quelle est leur destination ?

Dans certains quartiers, les décorations lumineuses ne sont pas décrochées après les fêtes de fin d’année, ce n’est pas un oubli, on pense que c’est une manière d’égayer le lieu. L’été, on fait peindre les pavés de couleurs vives par les enfants qui ne partent pas en vacances.

Souvenirs de mes premiers films Super 8 dans cette saisie image par image de la traversée de la ville en accéléré, lumières fuyantes, silhouettes évasives, et certains détails qu’on retient tandis que d’autres s’effacent à peine apparus, dans ce défilé de couleurs et de lumières évanescentes.


LIMINAIRE le 17/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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