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Au lieu de se souvenir (Semaine 48 à 52)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


J’ai des souvenirs que je n’ai pas choisis, des instants oubliés qui restent accrochés dans ma mémoire. Des silences pesants, des phrases jamais prononcées. J’ai des objets inutiles dans mes tiroirs, il faudrait que je m’en sépare, mais je les garde par lassitude. J’ai des vêtements qui ne me vont plus, des livres que je ne relirai pas. Il y a des noms qui résonnent encore mais dont les visages s’effacent peu à peu. J’ai des cicatrices sur ma peau et d’autres, invisibles. Des regards croisés avec des inconnus que je n’oublie pas. J’ai des idées qui ne sont pas les miennes, mais que je garde, comme si elles l’étaient devenues. Des envies de mouvement. Une peur de l’inconnu.

Je crois que le silence me protège, mais il m’isole. Je crois que mes gestes mesurés traduisent une maîtrise, alors qu’ils cachent un tremblement. Je crois que prendre la parole m’éloigne de la peur. Le temps efface. Je crois que l’oubli libère, mais il revient toujours dans une lumière différente. Ce que mes yeux disent n’a parfois rien à voir avec ce que je ressens. J’ai appris à vivre, mais je me contente parfois de m’adapter.

Les pentes douces du parc des Buttes-Chaumont la nuit, les silhouettes des passants anonymes, certains sont des habitués, ils promènent leur chien, des colliers lumineux autour de leurs cous qui clignotent dans l’obscurité. Les personnes croisées le matin sont très différentes de celles aperçues dans la soirée. Le matin, des travailleurs pressés qui coupent par le parc, quelques sportifs font le tour du jardin malgré le froid et l’humidité. Des personnes âgées en file indienne le long de l’allée principale, suivent le cours de gymnastique chinoise prodigué par un vieux professeur de Qi Gong, associant mouvements lents et respirations, le tout visant l’harmonie entre le corps et l’esprit. À la tombée de la nuit, tous les bruits de la ville s’atténuent pour laisser place aux seuls bruits du Parc. Le chant des oiseaux, l’aboiement des chiens, le souffle du vent dans les arbres. Les lumières des lampadaires forment une guirlande dans la pénombre. J’avance à pas feutrés. La douceur de l’air m’apaise après ma journée de travail. Le paysage en dehors de l’allée principale est plongée dans le noir. Il y a quelque chose d’envoûtant dans cette pénombre. Au loin, les immeubles alignés à l’horizon ressemblent à un décor de cinéma. On s’y projette d’un simple regard.

C’est un délicat équilibre entre savoir-faire et incertitude, expérience et expérimentation, découverte et surprise, questions, réponses, lent travail de révélation et régulière mise en pratique. Il y a ce que les participants espèrent trouver, leurs attentes, et ce qu’on a prévu de leur transmettre, à travers des œuvres et des textes qu’on leur présente, ce que cela va leur permettre de débloquer en eux pour se lancer et créer, comment, jour après jour, ces différentes créations d’images et de textes, vont enrichir leur approche et transformer leur projet initial. Leur regard sur le monde. Car avant de vouloir transformer le monde, il faut savoir le regarder, l’appréhender. Être à l’écoute.

À la fin de la journée, tout le monde rentre chez soi. J’aime rester après le départ des étudiants, dans la salle vide, je sens encore leur présence. Mes yeux s’attardent sur les chaises vides, les tables où trainent ce qui a été oublié, dans le désordre de leur départ. Je remarque enfin la disposition du mobilier dans la salle, en fonction de l’usage le plus courant de celle-ci. Il y a parfois d’anciens travaux abandonnés aux murs ou sur certaines tables. Les traces d’un travail oublié depuis longtemps. Esquisses, maquettes, premiers rendus. Ce sas avant de sortir, avant de rentrer à la nuit tombée, de traverser la ville dans la froid, pour évacuer toutes les interrogations et les tentions de la journée et les doutes qu’elles font remonter en même temps que ce qu’elles mettent en lumière, ce qui nous motive, la surprise de certaines propositions, l’engagement de certains étudiants, leurs trouvailles, leurs tâtonnements, le calme et le sérieux qui succèdent aux moments de décontraction, où les discussions reprennent le dessus, quelques rires qui éclatent, explosion de joie, avant de retourner travailler, de se concentrer à nouveau sur le travail à fournir.

Un homme marche seul dans une rue déserte, à la nuit tombée. Les arbres bordant l’allée s’agitent doucement sous le vent froid. Des guirlandes lumineuses scintillent au-dessus de lui. À chaque pas, les pavés semblent vibrer, puis s’enfoncent légèrement. Il ralentit, inquiet, mais continue. Derrière lui, il entend un craquement sourd : les pavés disparaissent un à un, engloutis par une profonde obscurité qui dévore la rue toute entière. Les guirlandes, d’abord tremblotantes, s’éteignent brusquement, plongeant l’espace dans le noir, à l’exception de quelques étoiles qui brillent, flottant maintenant à sa hauteur.


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