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Au lieu de se souvenir (Semaine 48 à 52)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Pendant le spectacle de la compagnie La Libentère pour les tout-petits, un garçon au premier rang répète en boucle : Elle est où la dame, elle est où ? Elle est devant lui, à quelques centimètres mais il répète inlassablement : Elle est où la dame ? Jusqu’au moment où la danseuse se cache derrière un long ruban de papier très souple, presque transparent. Les ombres des spectateurs s’y projettent brièvement. Elle y disparaît un court instant. Elle est où la dame ? Elle se laisse tomber en arrière, son corps épousant la finesse et la légèreté du papier qu’elle tient encore entre les doigts avant de le laisser tomber sur elle et recouvrir son corps comme un linceul. On entend le garçon répéter encore une fois : Elle est où la dame ? Dans sa répétition, il finit par toucher juste. Son inlassable inquiétude prend tout son sens, ce qu’il avait prédit, ce qu’il craignait d’une certaine manière, est arrivée. La danseuse s’efface devant lui sans qu’il sache ni comment, ni pourquoi. Elle joue, elle s’amuse avec la matière, avec la lumière, avec la musique, s’en recouvre telle une peau, s’abrite à l’intérieur, s’y engouffre mais à nouveau la peur de la voir disparaître dans ce cocon où elle se cache, l’enfant se demande où elle est. Le papier se met à frémir par a-coups, son bruit est celui des feuilles des arbres les jours de grand vent. Un pied, une main s’en échappe, la voilà libérée. Mais le petit garçon est toujours un peu inquiet. La danseuse saute, bouge dans l’espace réduit de la salle. Elle fait d’étranges bonds, des pas de côté, elle jette des rouleaux de papiers, s’en saisit comme d’un gros tas de feuilles dans un sous-bois pour le malaxer, faire de la musique, le faire sauter au-dessus de sa tête, jouer à la balle avec. Elle voudrait rattraper les feuilles déchirées qu’elle lance en l’air dans des brassées de pétales désordonnées, une pluie de feuilles, mais il y en a trop, c’est impossible, à droite, fuyantes elle lui échappe, à gauche, son corps se fatigue à tenter de les saisir, dans cette quête harassante, ses gestes se ralentissent peu à peu, épuisée. Ses bras deviennent lourds. Les feuilles finissent par tomber au sol. Un tapis de feuilles blanches. Le petit garçon sait désormais où est la dame qui était là devant lui, qui dansait pour lui et les autres enfants. Il s’en est enfin saisi, en secret. Il ne dit plus un mot. Il lui sourit, ravi. Elle est dans sa tête, elle y danse encore longtemps après cette chorégraphie. C’est un souvenir qui ne le quittera plus. Une pensée en mouvement. Un battement de cœur.

Je suis parti ce jour-là avec l’intention de récupérer un cadeau acheté en ligne pour le prochain anniversaire de Caroline. La boutique, une librairie de photographie, était situé sur le quai de la photo dont j’avais entendu parlé mais où je ne m’étais encore jamais rendu. Sur la Seine, aux abords de la Bibliothèque nationale de France. J’ai pris le métro, ligne 5 direction gare d’Austerlitz, j’avais oublié que la gare est en travaux depuis plusieurs mois. J’ai voulu pousser jusqu’à Saint-Marcel, pour éviter le chantier, mais en sortant du métro je me suis rendu compte que les travaux touchaient également les abords de l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière. L’hôpital est le plus grand des hôpitaux français et le plus grand hôpital public d’Europe, j’ai préféré revenir sur mes pas plutôt que de le contourner et j’ai rejoint le quai d’Austerlitz pour longer la Seine jusqu’à mon rendez-vous. En marchant dans ces endroits où je ne suis plus venu depuis longtemps, me revenaient en mémoire, dans le désordre, le souvenir de mes dernières visites associées à quelques fugitives images. La chapelle Notre-Dame-de-la-Sagesse en brique rouge, entourée au printemps d’arbres en fleurs. L’exposition collective de street art dans la Tour Paris 13 située près du Pont de Bercy, face au bâtiment du Ministère de l’économie. Neuf étages et quarante appartements qui ont faits place à l’immeuble Fulton de l’agence Bernard Bühler Architecte. Les vitrages dichroïques font scintiller les balcons du bleu au vert en passant au jaune en fonction de l’angle de vue. Mon ombre projetée sur le béton et les armatures en bois et métal du chantier de la Station F. L’exposition Dessins du Studio ghibli vue avec les filles au Musée Art Ludique. Ma première rencontre avec Christine Jeanney dans l’ascenseur qui nous menait au dernier étage de la BnF, lors d’une journée organisée à la bibliothèque à l’invitation de François Bon. Le Jardin James-Joyce, rue Georges Balanchine avec son panneau Jardin du souvenir dont je réalise seulement aujourd’hui qu’il rend hommage aux 14 enfants victimes de l’incendie de l’immeuble du boulevard Vincent-Auriol, en 2005. Un vieux tag de MissTic sur un mur fraichement repeint de beige évitant soigneusement de recouvrir l’œuvre, dont je me demande s’il existe toujours ? Je prête à rire mais je donne à penser.

Avec Caroline nous revenons nous promener à l’hôpital Saint-Louis, dans l’endroit que je préfère à Paris, son jardin. En discutant avec Nina qui est venue nous rejoindre pour les vacances, je découvre avec joie qu’elle a la même fascination pour ce lieu paisible et lumineux, en marge de la ville et pourtant en plein cœur. Les feuilles des arbres sont encore très jaunes, une partie d’entre-elles seulement sont tombées au sol, le recouvrant d’un élégant tapis lumineux. Les arbres du jardin ont sans doute été protégés par l’abri de l’enceinte de l’hôpital qui forme en ce jardin un carré protecteur. Le jardin est quasi désert. La silhouette d’un homme s’efface au loin quand nous entrons. Une infirmière viendra y faire sa pause quand nous nous en éloignerons. Le bruit de nos pas marchant sur les feuilles qui craquent. Les oiseaux dans les arbres. Et le souvenir des scènes avant d’y venir. Deux vieilles femmes me demandent où se trouvent les grands brûlés. Un homme seulement vêtu d’une blouse blanche jetable, menotté, les bras dans le dos, est conduit par deux policiers à l’intérieur de l’hôpital. En sortant de l’hôpital, admirant les fruits rouges d’un arbuste sur le fond bleu du ciel le vigile de l’entrée me demande s’il s’agit de pomme. Je souris en disant, je ne pense pas. Mais en rentrant je me rendrais compte qu’il a raison puisque cet arbuste est un Amélanchier du Canada et que ses petits fruits (nommés piridions) semblables à des baies qui évoluent du rouge au violet pour finir par un bleu presque noir, sont des petites pommes comestibles et très goûteuses.


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