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Au lieu de se souvenir (Semaine 48 à 52)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Il y a des endroits de la ville qu’on ne fréquente pas pendant très longtemps, pas le temps de s’y rendre pour s’y promener, pas la saison, le temps passe sans qu’on y retourne, puis soudain les occasions d’y venir se multiplient : un rendez-vous, une réunion de travail, une formation, un atelier à mener. Et soudain tout semble tourner autour de ce lieu. Notre quotidien se déplace avec lui. Notre point de vue sur notre quartier évolue, détourné, la ville se transforme dans l’approche qu’on en a.

Dans une émission, une bimbo parle avec sa meilleure amie, et veut dire qu’elle se complètent, mais elle utilise un autre, elle dit : on se contemple. Son amie la reprend gentiment, en lui indiquant le bon mot. Elle sourit. L’autre s’excuse sans écouter vraiment. Elle recommence sa phrase et répète : toutes les deux on se contemple. La gêne de son amie est à la mesure de ce lapsus révélateur.

L’absence est le plus grand des maux.

Au moment où le dentiste se penche sur moi, allongé, tête en arrière, bouche grande ouverte, pour m’enlever l’une de mes dernières dents de sagesse, je repense aux stratégies ingénieusement déployées par mon père pour m’arracher mes dents de lait lorsque j’étais enfant. Une large ficelle accrochée solidement d’un côté à la dent et de l’autre à la poignée de la porte de la cuisine ou du salon qu’il ouvrait d’un coup sec.
Est-ce qu’écrire noir sur blanc qu’on n’a ressenti aucune douleur au moment où la dent a été enlevée, que la cicatrisation a été rapide et indolore, permettra la prochaine fois d’enlever son appréhension de l’opération ?

J’ai été très frustré cet automne de ne pas pouvoir animer les ateliers d’écriture programmés de longue date à Rouen dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert en 2021. Retrouver après plus d’un an passé sans animer d’atelier avec des participants autour de soi, le plaisir de réfléchir chez soi à des pistes d’écriture qui se fassent écho, s’amuser de liens invisibles, de correspondances inattendues et construire une thématique sous-jacente, série de textes et de pistes d’écriture autour de la mémoire, la mémoire des lieux, des sensations et la mémoire des objets. Autour d’une grande table, dans une pièce inondée de la lumière dorée de l’hiver, au dernier étage de la bibliothèque Buffon, dans le 5ème arrondissement, avec une douzaine de participants, entendre chacun lire ses textes, réagir à ceux des autres, partager, être heureux d’être là, d’écrire et de lire.

Alice apprend l’arabe depuis quelques mois. Elle m’informe que le verbe être n’existe pas qu’il y a groupe nom un groupe attribut, à voix haute il faut marquer une pause dans la voix, un silence, pour les relier ce qui équivaut au verbe être en français.
L’inaccompli c’est le présent, l’accompli c’est le passé.

Qu’y a-t-il entre nous ? Cette œuvre en néon de l’artiste et performeur Tim Etchells, s’adresse à la ville mais elle m’intrigue et me trouble en ces temps de distanciation sociale.

Qu’y a-t-il entre Eugène Delacroix et David Bowie ?

Dans le film Memoria le dernier film de Apichatpong Weerasethakul, des forces invisibles déterminent les mouvements des choses et des êtres. Ces forces mystérieuses sont partout et notamment dans ce bruit étrange que le personnage principal, Jessica (interprétée par Tilda Swinton) entend régulièrement. C’est un bruit sourd et mat, profond comme la terre et métallique en même temps, un bruit répétitif et aléatoire que personne d’autre n’entend.

En découvrant la séquence de sound design durant laquelle Jessica essaie de donner forme au souvenir du son qui l’entête depuis quelques jours avec l’aide d’un jeune compositeur et ingénieur du son appliqué devant sa console et ses machines, j’ai pensé à cette idée que j’avais eu de faire dessiner par un professionnel les visages aimés, simplement en les lui décrivant.

Elle fixe intensément l’écran dans l’attente de voir apparaître dans ces ondes sonores la juste forme du son qu’elle est seule à entendre, mais elle sursaute de plus en plus brutalement à chaque nouvel essai. Son corps se transforme peu à peu en tête de lecture sonore de souvenirs enfouis.

Les choses ont beau toujours nous échapper, nous passons pourtant notre vie à les ressentir. Et si c’était le rôle du cinéma de nous rappeler cela ?


LIMINAIRE le 21/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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