Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
C’est revenir à soi, retomber sur ses pieds. Le paysage nous accueille, on ne l’a jamais vraiment quitté. Notre horizon retrouvé. Familier. La mer à perte de vue. Comment vivre sans ? La saison différente de celle de la ville dans laquelle nous marchions sous la pluie quelques heures plus tôt. À la plage, c’est l’été. Étrange impression de boucle qui se referme sur elle-même.
Pas un séjour à Marseille sans qu’on vienne au moins une fois voir la mer. Passage obligé. Sur la Corniche Kennedy, le plus souvent. Se pencher au-dessus du parapet pour contempler le mouvement des vagues sur les rochers en contrebas. L’eau d’un bleu très clair, turquoise. Ses ondulations. Son bruit, ses parfums. Pour oublier la ville derrière nous. Son tumulte. Et son emblème qui change de forme en fonction de notre position et de l’endroit où nous nous trouvons en ville. Ses métamorphoses discrètes. Un rappel lointain des Trente-six vues du mont Fuji d’Hokusai. Une question de point de vue.
Notre venue à Marseille avec Caroline correspondait à l’époque où l’équipe de La Marelle devait annoncer leurs prochaines résidences d’auteur pour 2025. Nous avions envoyé un projet d’écriture autour de la Méditerranée : Écrire à deux un récit polyphonique se déroulant dans différents endroits du pourtour méditerranéen où nous avons tous deux des attaches très fortes, par nos origines notamment (en Algérie, en Espagne, en Italie, en Corse). Autour de la Méditerranée, des femmes et des hommes, à un moment charnière de leur vie, regardent l’horizon. Ce qu’ils voient, ce qu’ils imaginent ou désirent, ce dont ils se souviennent ou qu’ils cherchent à oublier. Au large, un navire de sauvetage à bord duquel sont réfugiés des migrants dérive, repoussé de pays en pays. Nous avons profité de notre arrivée le jour même du début du rendez-vous des Écrits du numérique qui réunissait cette année autour de Cécile Portier, Colette Tron et Pascal Jourdana, des complices d’écriture et de création de longue date, Anne Savelli, Juliette Mézenc, Annie Abrahams et Véronique Aubouy pour discuter avec Fanny Pomarède, directrice de la Marelle. Elle nous a annoncé à cette occasion qu’ils avaient reçu cette année plus de 200 demandes de résidence, qu’il était compliqué pour eux d’accepter d’anciens résidents comme moi, mais qu’ils pourraient tout à fait nous accueillir à la villa Deroze à La Ciotat pour écrire notre texte. Pour nous le plus important n’était pas tant le soutient financier mais plutôt ce cadre magnifique, un temps rien qu’à nous, pour nous consacrer à ce projet d’écriture.
Je me suis souvenu d’une scène que j’avais totalement enfouie dans ma mémoire. Une nuit, après une soirée bien arrosée, dans le cadre d’un séminaire professionnel à la Plaine-sur-Mer, j’avais erré seul dans les rues désertes du bord de mer en lisant à tue-tête quelques passages de L’Ombilic des limbes d’Antonin Artaud.
« Penser sans rupture minime, sans chausse-trape dans la pensée, sans l’un de ces escamotages subits dont mes moelles sont coutumières comme postes-émetteurs de courants.
Mes moelles parfois s’amusent à ces jeux, se plaisent à ces jeux, se plaisent à ces rapts furtifs auxquels la tête de ma pensée préside.
Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,
et qui, pour tout le monde, ne serait rien.
Je suis témoin, je suis le seul témoin de moi-même.
Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui était déjà formulée, et qui avorte,
je suis seul juge d’en mesurer la portée. »
Je marche sur les sentiers verdoyants de la campagne Pastré, entre mer et collines, à l’assaut du massif de Marseilleveyre, l’une des portes d’entrée du Parc national des Calanques. Cette lente ascension m’a rappelé celle pour accéder au monastère du Profitis Elias sur l’île d’Hydra dans la mer Égée. Je me souviens encore là-haut de la vue sur le Péloponnèse et le golfe Saronique. Marcher dans un lieu sur les traces d’un autre. Les deux se superposent. Je pense à cela accoudé à la fenêtre de mon appartement. Une image du jardin se décompose littéralement sous mes yeux, le souvenir d’un rêve récent que je croyais oublié s’y oblitère et le transforme un bref instant en une expérience de réalité augmentée.
Le récit que je viens de terminer, Rien que les heures, qui regroupe finalement les deux séries de textes initialement diffusées dans leur première version en ligne sur mon site, L’espace d’un instant et Anima Sola, explore ce type d’expériences, la façon dont le corps se déploie dans l’espace, s’absente, se dissout ou se disperse dans les éléments qui l’entourent, et fait l’expérience de lui-même à travers la langue. Un lent cheminement, de la veille au lendemain, qui révèle progressivement le trait d’union reliant l’espace dans le temps, l’épreuve d’une présence au monde. Un monde où trouver sa place, où il y a lieu d’y être.
Sous une chaleur estivale, Cimetière Saint-Vincent à Montmartre, je repère un père et sa fillette assis à l’abri d’un érable du Japon. Je me reconnais dans cette petite fille qui vient de finir de manger sa glace et se tourne vers son père pour lui dire avec une assurance gourmande : Après il faut qu’on aille voir les tombes !