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Au lieu de se souvenir (Semaine 13 à 17)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Il n’y a pas de but précis, d’intention à ce qui me motive à sortir me promener. En marchant je cherche à me perdre, à trouver des endroits inconnus, dans lesquels je ne suis jamais allé. Cela commence à devenir rare dans l’Est Parisien. Cette fois-ci, après avoir remonté le Bassin de la Villette, je bifurque et découvre par hasard un jardin fermé derrière une grille. Il s’agit d’un jardin partagé, le premier de Paris. Un jardin sauvage en plein centre ville. Aux pieds des immeubles et de l’Avenue de Flandre. Je ne peux pas entrer à l’intérieur, il n’ouvre que le dimanche. Mais de l’extérieur je parviens à deviner la beauté du lieu. Ses promesses. Les arbres en feuille, les trilles des oiseaux qui y nichent, les fleurs de toutes les couleurs, les semis qui poussent, les allées en gazon. Je finis par m’éloigner. Sur la devanture aveugle d’un centre commercial se profile l’ombre d’un arbre dont les branches encore nues s’entrelacent et vibrent dans la lumière. Sur le grand mur blanc, des traces se répètent en formant un arc de cercle. Elles semblent s’extraire de l’ombre de l’arbre, s’en échapper, dans un mouvement qui, souligné par le trajet de ma caméra, fait naître le vol d’un oiseau. Le plan est simple. Plus je regarde ce mur plus je me dis que je suis sans doute sorti cet après-midi pour cette unique raison, cette rencontre fortuite. Cette image s’enrichit de tout ce que j’ai vu sur le chemin, tout ce que j’ai ressenti. Mais le voit-on seulement ?

Tenir un journal au quotidien rend sensible aux moindres modulations de couleurs du ciel, des brusques changements de températures, de la lente croissance des arbres et de leurs feuilles au printemps, de l’éclosion des fleurs en boutons jusqu’à leurs flocons que le vent fait voleter en l’air. Le cycle des saisons n’est pas aussi linéaire qu’on veut bien le croire. À l’intérieur d’un mois les infinis variations de temps viennent créer du désordre dans l’apparente continuité des jours. Me revient alors l’idée au départ de mon journal : Au jour le jour. Les 72 micro-saisons du calendrier traditionnel japonais à travers lesquelles on ressent encore plus intensément la nature prendre vie.

J’entre dans une église. Celle-ci est ouverte contrairement aux autres. Je découvrirai quelques jours plus tard qu’il s’agit de l’église Saint-Pantaléon dans laquelle la communauté polonaise de Troyes se réunit tous les dimanches pour la messe de 10h30 en langue polonaise. Des grisailles donnent une belle lumière sur la chapelle. J’aperçois au moment de sortir, une très belle statue de Véronique. Je ne peux m’empêcher d’y voir un écho avec les ateliers que j’ai prévu d’animer sur les images de visages générées par l’Intelligence artificielle et les portraits que je souhaite faire créer aux étudiants en vidéo dans le cadre des ateliers d’écriture et de création numériques que je vais mener avec les étudiants en 2ème année de l’IUT de Troyes, à l’invitation de Marine Riguet. Véronique est une des femmes qui accompagnèrent le Christ dans sa montée au Calvaire. Elle aurait essuyé la face du Christ. Véronique, reprenant le linge, découvrit alors que le visage du Christ s’était imprimé sur celui-ci.

Quand on arrive en ville, et que l’on sait qu’on ne va pas y rester longtemps, qu’on est là pour le travail, quelques jours à peine, dans mon cas, on essaie de trouver l’opportunité d’arpenter la ville dès que possible même si le temps ne s’y prête guère, la lumière grise, l’air chargée d’humidité. Je parcours à la hâte les rues autour de l’hôtel qui m’accueille, les vieilles maisons du centre-ville avec leurs pans de bois et leurs teintes pastels d’antan. J’ai peur d’être happé par la raison de ma présence en ces lieux, qui n’a rien de touristique, les ateliers qu’il faut mener, et après chaque séance, en fonction de l’avancée de leurs travaux, trouver les nouvelles pistes à proposer aux étudiants pour les faire avancer individuellement, et collectivement. Toute l’attention que cela exige, en équilibre instable, dans l’écoute et l’attention, l’improvisation et le contrôle, car même si je suis un plan, il doit se moduler à chaque séance, chaque proposition d’écriture ou de vidéo, en fonction d’eux. Nous avançons ensemble. Et dans la concentration que cela requière, au moment de l’atelier, mais lors des poses également, pendant les repas, les trajets, et le soir en rentrant à l’hôtel, peu de temps pour visiter la ville. La crainte de ne pas avoir le temps d’appréhender l’endroit et la perspective de repartir sans avoir été réellement présent dans ce lieu traversé, comme transporté de son domicile à son lieu de travail, sans réussir à s’y situer, en fixer le souvenir en soi. Je marche donc en ville pour repérer les lieux et m’en souvenir par les images que j’en produis.

Je suis déjà venu à Troyes il y a plusieurs années, mais je n’en ai justement aucun souvenir précis. Ni la date, ni les circonstances de ma venue. Pas une seule photo de l’époque. Sans doute est-ce lié à l’un de nos week-end en famille il y a une dizaine d’années, nous étions venu dans la région. Que reste-t-il d’une ville qu’on a déjà visitée lorsqu’on ne se souvient de rien à part le fait d’y être déjà venu ? Cela revient par bribes, par sensations diffuses. C’est troublant.

Se perdre et se retrouver à l’endroit même où quelques jours plus tôt je suis venu dîner chez Marine et Guillaume avec Serge, Annabelle et Rod. L’église dans la nuit, sous la pluie, attirait nos regards. Difficile de la reconnaître en plein jour, avec ce soleil qui ne veut pas se coucher. Je mets du temps à me situer, à la reconnaître. En travaux. Les nuages ont désormais été chassés au loin, ils s’agglutinent à l’horizon, le ciel bleu tient enfin sa promesse.

Lorsqu’il nous arrive de nous promener dans ces lieux familiers, les fréquentant au quotidien depuis si longtemps qu’on a l’impression de ne plus les voir, avec des personnes qui n’y sont jamais venues, qui les arpentent et les appréhendent pour la première fois à nos côtés, il y a dans leur regard sur ce paysage traversé, une candeur, une innocence que nous avons perdues, une sensation qui nous chavire, qui nous rappelle que nous ne pourrons plus vivre tout ce que nous avons déjà vécu, une forme de nostalgie inversée.

« Tes portraits entre les mains, écrire, faire ressurgir ton enfance, lutter contre l’oubli. Si ces photographies restent un leurre, des fragments immobiles d’ombre et de lumière, il me semble que la douceur de ton sourire m’attendait. Le pétillant de ton regard, maintenant j’en suis dépositaire. Maintenant je m’attache ».

Comanche, Caroline Diaz


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