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Au lieu de se souvenir (Semaine 13 à 17)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Premier soir à Montréal. Retrouvailles avec la ville. La fatigue ne compte pas. Ni les heures de vol. Le repas réchauffé, sans goût. Le décalage horaire ne se fait pas encore ressentir. Parti à 14h après sept de vol pour arriver à 16h. Le temps paraît s’être suspendu. Le temps de rejoindre l’hôtel, de poser mes affaires, me voilà déjà dehors à marcher pour remettre les pendules à l’heure en attendant la nuit. Juste à la joie d’être à nouveau dans cette ville, d’en arpenter certains quartiers que je connais par cœur, de découvrir également ce qui a changé depuis ma dernière visite, comme je peux le faire à Paris dans des endroits où je retourne de loin en loin afin de mesurer les changements en cours, m’apercevoir par exemple qu’un commerce à fermé depuis mon dernier passage, qu’un immeuble a été détruit, un terrain vague ouvre une trouée à sa place, une perspective inédite, un chantier à venir, mais le plus souvent c’est le contraire, un immeuble a déjà été construit pour combler le vide, effacer au plus vite la dent creuse et l’endroit change brusquement dans mon souvenir. Vérifier ce qui a changé pour comprendre ce qui persiste en soi malgré soi.

En marchant à travers la ville, j’ai régulièrement l’impression d’être déjà venu à cet endroit avec Caroline, traverser le parc La Fontaine, effectuer des achats dans un Dépanneur, boire un café en terrasse d’une taverne, remonter ces ruelles sur lesquelles donne l’arrière des maisons qui n’ont pas de noms mais sont désignées par les rues qui les entourent, les bâtiments historiques en pierre dans le Vieux-Montréal, les bureaux d’affaires et les grattes-ciel dans le centre-ville, les escaliers extérieurs en fer forgé sur le Plateau Mont-Royal ou encore les magnifiques demeures victoriennes du square Saint-Louis. Rien à voir avec l’impression de déjà-vu qui nous envahit par moment, dans ce cas présent, je sais pertinemment que je suis déjà venu à cet endroit, je le reconnais aisément, mais le trouble vient que j’y convoque le souvenir de Caroline qui surgit dans mes pensées comme si elle avait vécu avec moi ce moment passé, en ce lieu, et je l’imagine à mes côtés aussitôt, je m’entends lui parler, tout en sachant fort bien qu’elle n’est jamais venu ici. J’essaie de comprendre ce phénomène curieux tout en continuant de marcher. Comment cette impression passagère peut-elle se répéter plusieurs fois de suite lors de mon séjour ? Sans doute est-ce lié aux récits que j’ai pu lui en faire à chaque retour de voyage, évocations qui refont surface et se confondent avec l’instant présent.

Les tombes nous tournent le dos. L’herbe blanche irradie de lumière. Le sol est une mousse sous nos pas. On sent l’humidité sous le tapis. Quelques tas de neige épars. Les racines des arbres en écho tissent leurs toiles d’araignée, dans l’ombre de leurs branches nues. Au loin, le bruit du souffleur qui regroupe les feuilles mortes éparpillées en tas sur le bas-côté. Ici le printemps ne dure qu’une semaine.

Cette journée passée à lire Comanche le récit de Caroline dans les étages accueillants et paisibles, calmes et chaleureux de la Bibliothèque nationale du Québec à Montréal, est la plus belle journée que j’ai passée depuis longtemps, alors que je percevais de loin le bruit des résultats prévisibles du 1er tour de l’élection présidentielle, qui faisait monter en moi lorsque j’y pensais, une colère sourde, une rage folle. Je me suis concentré sur la lecture de son texte. La recherche d’un père, entre enquête et quête émouvante, avec justesse et pudeur, figure paternelle qui nous apparaît dans la force de ce que seules la mémoire et l’amour sont capables de réveiller en nous, de raviver, à travers le temps et derrière tous les silences, ses mots s’imposent, et nous envahissent, nous submergent.

Si je suis venu à Montréal c’est dans le cadre du Colloque Les iconothèques d’écrivain·e·s contemporain·e·s, de l’Université du Québec à Montréal. Ces deux jours de colloque ont été d’une grande intensité, la variété des interventions était remarquable, tout comme la personnalité et l’approche des intervenants, mais ce que je retiens par dessus tout c’est l’accueil chaleureux qui nous a été fait à l’Université, l’organisation parfaite de ce rendez-vous (avec Corentin Lahouste, Anne Reverseau, et Bertrand Gervais en chefs d’orchestres attentionnés, généreux, enthousiastes et chaleureux) qui a été l’occasion de rencontrer des universitaires passionnants, de découvrir des artistes et leur travail, d’échanger avec eux, de réfléchir à ma pratique aussi, et même d’imaginer de nouveaux projets. Je garde en mémoire tout particulièrement les précieux échanges avec Marine Riguet, avec René Audet, Yan St-Onge et Michaël Trahan. Sans oublier nos discussions amicales avec Valérie Cordy et Valérie Cavallo, au restaurant comme à l’hôtel où nous logions tous les trois.

La dernière fois que j’étais venu à Montréal, j’avais retrouvé totalement par hasard, dans la salle d’échanges de la station Berri UQAM, au beau milieu de la foule, le frère d’Anne qui habite Montréal. Cette fois-ci, lors de la soirée Micro ouvert qui a été organisée à la fin du colloque, quelle surprise de reconnaître dans l’assemblée, Gwen Catala, que je n’avais pas vu depuis plus de huit ans, en compagnie d’Emmanuelle Lescouët.

En rentrant de Montréal, l’étonnement de découvrir, que Flore, l’une des filles de Valérie Cavallo, dont nous avions parlé tous les deux en évoquant nos enfants, se trouve être l’une des meilleures amies d’Alice, ma fille aînée.

« J’avance en sachant qu’il me faudra laisser mourir une partie de moi. Que ce meurtre, inlassablement répété, est au cœur d’un pacte secret, d’une errance dont le timbre encore inconnu sera celui de ma voix. Je reviens à une basse fréquence, me fonds aux cris des mouettes, aux branches qui se heurtent les unes aux autres. Ma vie entière aura été cette recherche d’une dissolution, car c’est ainsi que se révèle le cœur des choses : la bouche dévore la chair du fruit, la décomposition le ramène à la terre. C’est ainsi qu’apparaît le noyau. »

Rien du tout, Olivia Tapiero, Mémoire d’encrier, 2020

Il faut nécessairement de la lumière pour vivre. Le présent est notre endroit, notre domicile. Nous avons besoin d’espaces pour vivre. Nous cherchons un lieu mouvant pour nous fixer, habiter ce qui nous réunit et ce qui nous divise. Notre chemin se dessine entre l’ombre et la lumière. Il faut du contraste, un minimum de contraste. De l’obscure autant que du lumineux.


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