Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Je lis beaucoup en ce moment. Pour le travail. La bibliothèque participe aux Prix des Lecteurs et des Lectrices des bibliothèques de la Ville de Paris, décerné chaque année à un premier roman. Dans le cadre de la rentrée littéraire également. Les éditeurs publient cette année de nombreux livres de jeunes auteurs. Des premiers romans prometteurs. Je me sens parfois si loin de la justesse et de la perfection recherchée de leurs textes.
Je marche seul, toute une après-midi. Dans la chaleur épuisante du jour. Le soleil accablant. Je me réjouis de retrouver des endroits où je ne suis pas allé depuis très longtemps, certains qu’ont m’a indiqué mais que je découvre par moi-même. Prendre le temps de se perdre dans des lieux que je connais par cœur. Plusieurs lieux se mêlent en un. J’aime quand la ville se déploie et se déplie de cette manière éclatée, parcellaire, en plusieurs villes. Au-delà d’un quartier, se sont des atmosphères différentes, comme si l’on marchait dans la ville en différentes périodes de l’année, ou dans un lieu qui préserve le calme avant de nous plonger dans un désordre soudain, imprévu, déstabilisant mais stimulant, le contraste de ces perceptions, qui offre sans arrêt des perspectives nouvelles, inédites. Une manière d’inventer la ville et de s’y inviter.
Avec l’été, les départs en vacances, la ville se transforme. Les voitures ont disparu. La route se dévoile pour ce qu’elle est. Un fleuve solide que je traverse à gué.
Pendant une semaine, seul à la maison. La chaleur s’insinue dans l’appartement malgré tous mes efforts. Avec les fenêtres ouvertes la nuit, la température des pièces baissent chaque matin de quelques degrés, inexorablement repris au cours de la journée, alors que je vis dans la pénombre, volets baissés au plus bas. C’est étrange. Je ne résiste pas d’habitude à l’appel d’un ciel bleu. Mais là, rien ne me distrait. Je me concentre totalement sur mon projet d’écriture. Cela prend du temps. C’est laborieux. J’accumule des scènes, j’organise les événements, développe les personnages, même si c’est le plus dur. Le roman se déroule en une journée. Une traversée de Paris en 60 étapes et 460 bifurcations. Il faut décrire le trajet, la ville au fil de la journée. Le temps qu’il fait. La solitude de cet homme qui suit un itinéraire qu’on lui indique à distance et qui reçoit tout au long de son périple, des messages audios décrivant de courtes scènes qui se déroulent au même instant, dans différentes parties du monde. Ce projet reprend les fragments de "L’espace d’un instant" écrit cette année et développe tout autour une histoire en écho, répercutions et glissements successifs. Et même si j’ai l’impression que ça n’avance pas, le texte se compose déjà de plus de 500 pages. Mais tout reste à faire.
Pour la deuxième année consécutive je ne pars qu’une semaine en vacances cet été. Je rejoins Alice et Caroline à Édenville, près de Granville. Dans le lieu où Caroline a vécu une partie de son enfance. Mais cette année quelque chose a changé, elle le reconnaît elle-même dans son journal : « On a déjà évoqué revenir autrement, hors saison, dans d’autres lieux, l’étreinte de tristesse se desserre, on ne quitte pas comme ça un territoire d’enfance. Je pense aux verres roulés rejetés dans la mer, c’est comme une promesse de retour. »
Dans le cadre des Vases communicants sur la chaîne Littératube, Caroline et moi échangeons ce mois-ci. Nous passons toute la journée ensemble, nous marchons à travers les bois de la Vallée des peintres, nous nous promenons sur la plage, grimpons sur les falaises de Carolles. Après avoir raccompagné Alice à la gare de Granville, car elle partait un jour avant nous, nous sommes revenus à pied en empruntant le chemin de randonnée qui longe la mer, sinuant à travers falaises, dunes et zones pavillonnaires, mais cela ne nous empêche pas de filmer chacun de notre côté les scènes qui nous attirent, les endroits qui retiennent notre attention, un paysage, un mouvement, une lumière. Dans la répétition, des motifs se développent, en variations détournées. C’est amusant de voir comment dans le même lieu nous parvenons chacun à saisir des choses différentes, éclat de lumière, vent dans les arbres, envol imprévisible d’oiseaux, formes et couleurs irisées des nuages dans le ciel en fin de journée, incessant mouvement des vagues.
La promenade le long du Bassin de la Villette est un rituel. Quand je ne sais pas où aller, quand je ne sais pas où je vais. Un lieu pour revenir à soi. Au retour des vacances, difficile d’oublier les bienfaits immédiats de la campagne, de la proximité avec la mer au moment où le soleil se couche à l’horizon, le dialogue muet qui s’instaure en secret, profondément en soi, car c’est également une tradition. En ville une manière de prolonger cet équilibre entre le ciel et l’eau, cette confrontation salutaire.
Nous regardons depuis quelques semaines la série Friends dans son intégralité. Tous les épisodes, les uns après les autres. Alors que jusqu’à présent je les ai regardé dans le désordre, plusieurs fois de suite, à des époques variées. Bien sûr aujourd’hui, je me rends compte que je n’ai pas vu certains épisodes, ils sont rares, c’est un plaisir de les découvrir avec le recul, mais surtout ce n’est pas la même histoire à laquelle j’accède. Je ne comprends pas que nous ne soyons pas plus nombreux à visiter dans l’écriture de nos textes, la conception de nos histoires, le potentiel créatif du récit non-linéaire. Je crois qu’il faudrait qu’un jour j’explique ce qui me fascine tant dans la réception d’un récit, d’une histoire (quelque soit sa forme, film ou roman) saisit dans le désordre de ses fragments, quelque chose qui a sans doute à voir avec les aspects aléatoires et lacunaires de la mémoire.