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Sable et solde | 6

On suffoque comme on peut : on pense ailleurs…

Reprendre le même itinéraire, faire à nouveau le chemin suivi la veille, c’est comme revenir sur ses pas, on ne voit pas les mêmes choses. C’est pourtant la même rue, mais le week-end la plupart des magasins sont fermés, les écoliers en vacances, les touristes plus nombreux.

Il y avait un SDF faisant la manche devant une banque et une foule d’enfants qui sortaient de l’école avec leurs parents venus les chercher. J’ai pris une photographie de cet homme et des passants anonymes, tentant d’enregistrer ce mouvement de la rue, sa variété et sa vivacité.

Photographie de la rue des Marytrs prise en 1951 par Louis Stettner

Le lendemain, je découvre sur Twitter une photographie noir et blanc de la rue des Marytrs prise en 1951 par Louis Stettner. À la sortie des classes, un jeune garçon en short court sur le trottoir, le long de la rue pavée, sa sœur juste derrière lui qui la tire par la main, pressé, enjoué. Il a la tête baissée, dans sa tignasse blonde dans le vent, il accélère l’allure, sa sœur en robe à fleurs a du mal à suivre, surprise par cette course inattendue, tête relevée, bouche ouverte, amusée et craintive.

Louis Stettner est un photographe américain né en 1922 dans le quartier de Brooklyn, à New York qui a toute sa vie fait preuve d’engagement, s’intéressant aux minorités, ouvriers ou sans-abri, les plus humbles, les laissés pour compte. Les travailleurs (série Workers en 1973), les pauvres (série Bowery en 1986) sont des motifs particulièrement présents tout au long de son parcours.

Rue des Martyrs, photographie de Pierre Ménard, le 29 mars 2013

Ce qui rapproche ces deux clichés malgré leur différentes époques, approches, regards, c’est l’esprit du lieu, de cette rue à la sortie des classes. Le quartier a changé, la population évolué, le temps passé, mais au fond le quartier reste commerçant et très vivant avec tous ces enfants qui courent en tous sens à la sortie de l’école.

Nous poursuivons la montée de la rue, mais soudain au lieu de continuer tout droit ma femme suggère de bifurquer vers la Place des Abbesses. Cette boucle s’ajoute à l’itinéraire initial, incise dans le programme tout tracé de ce périple, ouvre d’inédites perspectives, une liberté.

J’imagine un livre qu’on aime, déjà lu plusieurs fois, et relu pour le plaisir, dans lequel on découvrirait au cœur une telle déviation. Dans ce lent cheminement de la pensée qui avance par incises, bifurcations et parenthèses.

Reprendre les mêmes photographies, comme on double une scène sur un tournage de cinéma, parce que ce jour là la lumière est un peu plus vive, le ciel bleu. Parfois l’impression dans mon quartier de ne plus voir ce qui m’entoure, par habitude, lassitude, usage quotidien. Il faut ouvrir les yeux. Je ne me promène que très rarement sans mon appareil photo, avec cette intention là d’enregistrer ce que je vais voir en sortant de chez moi.

« S’arrêter, s’asseoir, carnet ouvert, tenter d’épuiser le lieu, » écrit Joachim Séné.

« Tu y passeras ta vie, réagit André Rougier depuis le Brésil, les lieux étant, tout comme les êtres, inépuisables... »

Une tentante tentative d’épuisement mais parfois, je leur réponds, c’est nous qui sommes épuisés et ne voyons plus rien de notre quotidien.

Une autre incise dans mon parcours. Un détours, un virage inattendu, un écart.

La pratique de la photographie nous éclaire et fait sens aussi bien et parfois mieux que la photographie que nous avons sous les yeux, imprimée ou numérique.

Samedi 31 mars 2012, 13h. : Rue Saint-Sauveur, Melun

Photographie Planche-contact du Samedi 31 mars 2012, 13h. : Rue Saint-Sauveur, Melun.


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