Staying alive
Un endroit banal dans Berlin que le film Ondine de Christian Petzold rend particulier, surprenant, c’est le lieu de rendez-vous où les personnages se retrouvent, se perdent de vue, se font des promesses, des adieux, se menace d’y mourir, de partir ou de revenir, un lieu chargé de ces gestes traversés par des émotions qui n’existent que dans l’espace du film, la durée de sa projection. C’est un petit jardin triangulaire au sol pavé, aux abords du Musée aux façades anciennes en briques, périmètre restreint, à l’ombre du bâtiment qu’un café a investi avec ses quelques tables métalliques, au carrefour des rencontres et des séparations amoureuses. Situé au Am Köllnischen Park 5 le Märkische Museum a été créé en 1874 et abrite aujourd’hui la fondation Stadtmuseum Berlin. Ce musée populaire raconte l’histoire de la ville de Berlin de sa constitution à aujourd’hui. Dans le film Undine Wibeau est une jeune historienne qui travaille dans le musée en face de cet endroit. À plusieurs moments du film on la voit regarder la placette depuis une fenêtre du grand escalier du musée voisin. Aux premiers plans d’Ondine, un jeune homme se sépare de sa compagne à la terrasse de ce café. « Si tu me quittes, lui dit-elle sans menace dans la voix, je vais devoir te tuer, tu le sais ? » Avec l’histoire d’amour contrariée de cette conservatrice au musée de la ville de Berlin, le cinéaste allemand raconte également, à travers des maquettes géantes de la ville, l’histoire d’une Allemagne née de toute pièce après la guerre, liquidant son passé jusqu’à être dépourvue d’histoire. Le mur de Berlin, symbole de la séparation de l’Allemagne, a rapidement disparu du paysage urbain. Le Märkisches Museum contient des segments originaux du mur avec les décorations qu’ils comportaient côté ouest. Comme de nombreuses autres pièces historiques ou artistiques de la collection, ils ont été intégrés dans la structure du musée. Dans les ces scènes troublantes du film, mon attention retient un très court plan, la surimpression de la placette vue depuis le musée et du plan qui en représente le tracé.
Cuisine interne
Dans certains gestes du quotidien, il m’arrive de retrouver la présence de Damien. Ces derniers temps, sans doute parce qu’il me manque tout particulièrement, j’y pense souvent, notamment lorsque je cuisine, dans la chorégraphie des menus gestes, dans la multiplicité des actions synchronisées qu’il faut mener de front pour ne pas perdre de temps, préchauffer le four pendant qu’on coupe les légumes, l’habitude des mesures, la précision des dosages, et l’esprit qui se libère pendant ce temps là, on retrouve le flottement si particulier dans lequel nous plonge la marche, ou sous la douche, dans ce relâchement de l’esprit que provoquent les gestes automatiques, la pensée se forme presque malgré nous et nous éclaire de sa justesse.
Fermeture au noir
Et soudain, tout s’éteint. C’est brusque, d’une violence qui ne prévient pas, sa douceur surprend et nous laisse perplexe. L’écran devient noir. On vérifie à la hâte le câble d’alimentation. Le voyant ne s’allume plus et l’ordinateur ne charge pas. L’écran demeure noir, impossible de rallumer l’appareil. Hors service. On reste incrédule, dépassé, sans savoir quoi faire. Le verdict du spécialiste est sans appel, le port d’alimentation a lâché. Et très vite, cet incident d’apparence anodine prend des allures de catastrophe. Tout s’enchaîne et nous submerge. J’ai l’habitude de sauvegarder toutes les données avec lesquelles je travaille, et notamment les créations sonores et les montages vidéo. La fin du mois approche, le journal du regard était presque achevé, j’allais enregistrer ma voix, mixer la bande son. Je venais tout juste de terminer un montage de l’atelier d’écriture sonore que j’ai animé samedi dernier autour de la place du Colonel Fabien : une tentative d’épuisement du lieu, un ensemble d’enregistrements de la place, de lectures des textes écrits surplace et de textes improvisés sur place. Je n’avais pas assez de cartes mémoire pour l’atelier, j’ai vidé sur mon ordinateur celles que j’utilise au quotidien, je pensais avoir le temps de tout sauvegarder après le week-end. Trop tard, tout est perdu, les réparateurs se disent obligés d’effacer les données de mon ordinateur en le reformatant pour tenter de réparer ce qui n’est finalement pas un problème d’alimentation, mais une infiltration d’eau qui a endommagé mon ordinateur. Je ne me souviens pas avoir fait tomber de l’eau sur le clavier de mon portable. Dans ma tête, je vois défiler en désordre les images des vidéos qui s’effacent les unes après les autres ainsi que le montage du mois de mai quasi finalisé, tous les enregistrements sonores de l’atelier de samedi dernier et son montage définitivement perdu et sans doute également les films des mois précédents de notre projet vidéo familial archivés dans l’attente de leur publication en ligne. Les images du Fellini Roma reviennent cruellement me hanter.
Mauvais sang
Une sensation de chaleur. Un liquide épais coule de mon nez. Mes doigts par réflexe tentent d’en arrêter le flux. Ce sang tout ce sang. Je place à la hâte un mouchoir blanc sur mes narines. Le saignement semble ne pas vouloir s’arrêter. Lorsque je regarde mon mouchoir pour vérifier si cela coule encore, la couleur rouge incarnat arrête mon regard. Ce rouge vif qui dans l’enfance m’aurait fait tourner de l’œil, ici me fascine. Dans les plis du mouchoir les tâches de sang qui maculent la cellulose se transforment entre mes doigts en coquelicot.