La présence au bout des doigts qui se dérobent malgré tout
Au milieu du repas d’anniversaire des soixante ans de mariage de mes parents qui nous avaient invité chez eux pour l’occasion, les conversations comme souvent passent d’un sujet à l’autre sans rester longtemps sur le même, on l’effleure comme une caresse, des souvenirs, des nouvelles des uns des autres, leurs situations, leurs attentes aussi bien que ce qui fait l’actualité. Parfois c’est un peu difficile à suivre. Plusieurs conversations peuvent se développer en même temps et nous accaparer à des niveaux différents. L’alcool n’aide pas pour réussir à suivre tout ce qui se dit et le saisir. Je ne sais pas comment nous en sommes venus à évoquer les lettres qu’on écrit encore. J’ai parlé de mes récents échanges avec Damien, même si depuis notre retour du Japon et son bref passage à Paris, notre échange s’est interrompu pour le moment. Et pendant que j’évoquais cela, j’ai entendu ma nièce rappeler qu’elle n’avait reçu que très peu de lettres dans sa vie, deux ou trois seulement, dont l’une d’elle est celle que je lui avais écrit pour son dix-huitième anniversaire. Une lettre sur ce moment de bascule si particulier, vers l’âge adulte. J’étais troublé qu’elle s’en souvienne encore, même si je ne sais pas ce qu’elle en a pensé à l’époque, cela m’a touché qu’elle en parle à cette occasion.
Dans l’incertain, à la poursuite du réel
Une invention qui se croit vraie. Une trahison écrite comme une confession. Un miroir posé dans une pièce obscure, une lumière diffuse qui attrape des reflets qu’on ne reconnaît pas tout de suite. Une histoire qui fait semblant d’être une autre histoire. Celui qui crée le sait. Il s’invente sincère pour mieux dissimuler ce qu’il arrache au réel. Il cherche, il découpe, il prélève des morceaux autour de lui et dit : Ce n’est pas moi, c’est une image. Ce n’est pas moi, c’est une silhouette, un murmure. Ce n’est pas moi, mais c’est tout de même un peu moi. Et dans le silence, il entend : Pourquoi toi ? Pourquoi cette partie de toi ? Celui qui invente est un voleur. Il vole des regards, des gestes, des silences. Il vole ce qui le touche et ce qu’il redoute. Il vole des douleurs qu’il n’a jamais vécues. Et ce qu’il crée devient mosaïque, chimère de bribes cousues à l’aveugle. Dans ce qu’il a fabriqué, il y a des échos, des fragments qu’il aurait voulu oublier. Une tentative de dire : Regarde-moi, mais à travers les autres. Une façon de faire semblant d’être ailleurs tout en restant là. Il manipule, tire des fils, mais il tremble par instant devant le mouvement qu’il a lui-même initié. Ses créations se lèvent dans l’obscurité et chuchotent : Je suis toi. Je suis nous. Je suis tout ce que tu caches. Parfois, il a peur. Peur des visages qu’il a transformés. Peur de ce qu’il croyait enfoui. Peur que ce qu’il a pris s’échappe, qu’il perde le contrôle. Mais il continue magré tout. Toujours. Parce qu’il ne peut pas faire autrement. C’est un mensonge qui dit la vérité.
Dans la danse des flocons
Je suis froid, tout froid. Je ne sais plus où la neige tombe. Je ne comprends plus ce qu’elle veut recouvrir, ce qu’elle efface, si ce qu’elle couvre est ancien ou neuf, sale ou propre ou autre chose, je suis entièrement froid, je ne peux plus juger de la neige, elle tombe sans que je sache pourquoi, elle peut tomber où elle veut, je suis givré, je n’ai plus aucun moyen de savoir ce qu’elle atteint, ce qu’elle change, je ne peux plus la suivre, je ne la poursuis pas, elle fait ce qu’elle veut, elle m’efface, je ne marche plus, je ne sais plus où elle tombe, comment elle tombe, elle tombe sans que je puisse la voir, de son côté elle peut bien descendre où elle veut, je ne laisse plus d’empreintes sur la neige, je suis tout froid, je ne sais plus maintenant où je vais, la neige me devance, loin devant, elle recouvre tout, tournoie comme elle l’entend, je suis entièrement givré, dire si ce qu’elle enfouit est impossible, je ne juge plus, elle tombe, je suis entièrement froid, je suis d’une grande blancheur, tout devient silencieux, les sons étouffés, le paysage disparaît sous ses gestes, s’efface peu à peu. Des flocons s’empilent, s’étirent dans l’air sans fin, le blanc avale les formes, les contours, et je reste figé, incapable de dire ce qu’il reste en-dessous, ce qui est perdu ou qui demeure. C’est un oubli, une lente dissolution.
Se perdre pour mieux se retrouver
Beaucoup de monde à la bibliothèque cet après-midi. Les enfants jouent à des jeux de société ou s’agitent entre les tables et les chaises. Certains lisent avachis dans les fauteuils tandis que d’autres consultent l’écran de leur téléphone ou s’amusent à des jeux vidéos en ligne. Les parents circulent plus lentement entre les rayonnages à la recherche d’un livre, d’un album, d’une revue. En rangeant les ouvrages qui viennent d’être rendus et s’accumulent sur les étagères de retour, je remarque un homme d’une soixantaine d’années qui fait les cent pas dans le rayon roman. En m’approchant de lui, je lui demande s’il cherche quelque chose de précis et si je peux le renseigner. Il me répond non, je vous remercie, et poursuit son manège. Pendant une demie-heure je le vois effectuer le même tour dans les romans, sans vraiment s’intéresser à ce qui l’entoure, marchant lentement, l’air pensif. Je le croise très souvent en rangeant. Je ne voudrais pas lui donner l’impression de le surveiller, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose d’inhabituel et d’insolite dans sa démarche mystérieuse, ce circuit qu’il répète inlassablement. Un peu avant la fermeture, il emprunte des ouvrages mais je vois qu’il ne s’en va pas immédiatement. Il revient sur ses pas. Je m’approche de lui. Il me dit, j’ai perdu. Sa phrase s’interrompt brusquement sans parvenir à préciser ce qu’il a perdu. Il fait un mouvement giratoire au-dessus de sa tête. Intérieurement je cherche à comprendre ce qu’il a perdu. Sa tête ? Il continue son geste. Son bonnet ? Oui, soupire-t-il soulagé. Je lui indique le fauteuil sur lequel je viens d’apercevoir quelques instants plus tôt ce qui pourrait bien être son bonnet. Il me remercie et me salue. Avant de sortir de la bibliothèque, il m’adresse ces mots qui me déroutent : Vous êtes ma boussole !