Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide
Les installations de Chantal Akerman forment un contrepoint spatialisé à son œuvre cinématographique. Elles nous invitent à inventer notre propre chemin, à éprouver et à traverser le film ou l’installation chacun à sa manière. Elles construisent un espace qui nous met en mouvement et éveille notre pensée. Dans l’exposition Chantal Akerman Travelling au Musée du jeu de Paume, les sons de l’installation D’Est, au bord de la fiction, le grand voyage de la cinéaste à travers l’Europe de l’Est, la Russie, la Pologne, l’Ukraine, envaissent la grande salle plongée dans la pénombre. Ils se font écho comme les images qui scintillent sur les écrans des 25 moniteurs répartis à égale distance. On y voit : des visages, des rues, des voitures, des bus, des gares, des paysages, des intérieurs, des queues, des portes, des fenêtres, des repas. Des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, qui passent ou qui s’arrêtent, assis ou debout. Des jours et des nuits, la pluie, la neige et le vent, l’hiver et le printemps. Dans le sas qui mène à la salle des archives attenante, les sons de l’installation nous parviennent encore, à peine atténués par la distance, la voix de Chantal Akerman y lit son texte La vingt-cinquième image « Faut toujours écrire, quand on veut faire un film, alors qu’on ne sait rien du film qu’on veut faire. Pourtant on en sait tout déjà, mais même ça, on ne le sait pas, heureusement sans doute. » De l’autre côté du sas, les quatre films tournés en Super 8 à Knokke le Zoute pendant l’été de ses 17 ans, annoncent l’oeuvre à venir. « C’est seulement confronté au faire qu’il se révèlera. À tâtons, dans le bredouillement, l’hésitation aveugle et claudicante. Parfois, dans un éclair d’évidence. Et c’est petit à petit que l’on se rend compte que c’est toujours la même chose qui se révèle, un peu comme la scène primitive. » [1] Chantal Akerman tente de capturer l’âge des possibles dans ce geste inaugural. « Ça fonctionne ailleurs, sur des rythmes, sur des pulsations, sur le regard, une image en amène une autre, c’est comme une musique, tu suis des notes, là tu suis des images, tu ne peux faire qu’une chose, regarder, écouter et cela te met en question comme spectateur. » [2]
Dans l’obscurité comme dans la lumière
Je me demande parfois comment les journées peuvent passer si vite au travail. Les choses s’y enchainent, une idée en entraine une autre, une tâche puis la suivante. Un objectif atteint en développe d’autres inattendus, pas le temps de penser, aucune place pour la distraction, malgré tout parfois le regard s’échappe quelques instants vers l’extérieur pour apercevoir à travers la vitre les feuilles sèches et jaunies des platanes du boulevard. La gêne passagère de ce laisser-aller. Une apparition succincte, à peine un scintillement à travers les arbres dans la lumière grise du jour. Mot à mot, le spectacle du quotidien. Le téléphone sonne, on décroche. Un livre à mettre de côté, un renseignement sur les horaires de la bibliothèque, une inscription pour une projection à venir ou un atelier numérique. Il faut répondre au courrier. Personne ne peut ni ne doit chercher une logique dans l’enchaînement de ces événements. Par un effort de volonté. Ralentissement des logiciels qui obligent à mener plusieurs actions en en même temps, au ralenti. Les heures filent. Une plaisanterie avec les collègues, un bon mot. Le rire éclate, le silence recouvre à nouveau l’espace ouvert du bureau. La concentration sur les tâches à effectuer reprend vite son cours, le programme à relire avant de l’envoyer chez l’imprimeur, la sélection de textes sur la ville à lire à l’occasion des Nuits de la lecture à l’École Nationale d’Architecture de Paris-Belleville, les publications sur les réseaux sociaux, sans oublier le temps de service public, accueil, questions, réponses, sourires, conseils, regards complices, bonjour, au revoir. Dans un magazine qui traine au restaurant ce midi, le hasard des mots Cabinet de curiosité déclenchent la résolution d’une question restée en suspens pour un projet de fin d’année. Tout s’éclaire. Petite victoire pour contrer l’attente dans le froid. Sensation d’une présence ancienne et profondément enfouie. Je calcule le peu que je ressens. Chaque jour, dans la répétition de ces mêmes enchainements qui confinent à la fuite en avant, chercher autre chose, ce qui compte profondément dans la routine ainsi créée et fixée de son esprit, plongé en soi-même, immergé dans ce qu’on est en train de faire, d’écrire ou de penser, et que ce qui nous accapare, plus grand que ce qui nous entoure, qui ne nous laisse pas d’échappatoire, d’issue, recouvre entièrement notre corps en même temps qu’il nous pénètre et nous saisit, faire malgré tout une place au désordre, tenter un écart, un pas de côté, et laisser advenir ce qui pourrait se nommer ravissement.
Dans la cambrure parfaite de l’horizon
Je découvre le concept de croisière sans fin. La compagnie Villa Vie Residences propose un tour du monde de quatre ans. Ce n’est pas nouveau, le projet existe depuis plusieurs années. Les clients achètent leur cabine qui se transforme en résidence secondaire. Les prix de vente vont de 108 000 euros (une cabine sans fenêtre) à 315 000 euros (suite avec balcon), auxquels il faut ajouter des frais mensuels, à partir de 1 100 euros par personne, pour les repas et le ménage. Accès aux espaces de loisirs et soins médicaux inclus. La première fois que j’ai entendu parler de ce remake de La croisière s’amuse, c’était pendant la Pandémie, le navire avait été contraint de rester immobilisé, suite à la contamination de la majeure partie des plaisanciers. Plus récemment à Belfast, en mai dernier, le paquebot Odyssey, qui devait transporter 927 voyageurs pour un tour du monde de trois ans et demi, a dû rester à quai plus de trois mois dans la capitale d’Irlande du Nord. Cette fois-ci en raison d’avaries techniques en cascade. Il faut dire que l’Odyssey (qui a porté successivement les noms suivants : Braemar, Crown Dynasty, Cunard Crown Dynasty, Crown Majesty et Norwegian Dynasty), commence à se faire vieux, à l’image de ses occupants. Cependant, le navire va bientôt repartir sur les mers. L’argument de vente s’est transformé, proposant désormais une croisière de quatre ans pour « échapper » au mandat de Donald Trump. Ce qui paraît séduire les couples de retraités qui se lancent dans cette croisière sans fin, c’est de pouvoir se libérer des contraintes. Pas sûr que ce fallacieux argumentaire publicitaire conviennent à l’habituelle clientèle de ces croisières. Il y a dans cette fuite, cet horizon sans fin, quelque chose qui ressemble à l’enfer.
Si demain, le monde s’arrête
Je cisèle trois échalotes et deux gousses d’ail, les fais chauffer avec un filet d’huile d’olive. Pendant ce temps je découpe en fines lamelles mes champignons shiitaké, après les avoir rincés à l’eau. J’aime leur chair et leur parfum de cèpe. Je les dépose dans ma poêle avec une poignée d’olives noires dénoyautées, en mouillant l’ensemble avec deux cuillères de sauce soja Tamari. Je couvre le tout quelques minutes. Quand je soulève le couvercle, le fumet très parfumé me donne envie de goûter à ces délicieux champignons. Je pourrais presque les ajouter tels quels à des pâtes, udon ou nouilles japonaises, mais j’ai prévu de réaliser une tarte, je m’y tiens. Je la prépare donc en ajoutant à la farine, de l’huile d’olive, un peu d’eau chaude, de la levure, et deux trois pincées de curcuma en poudre pour la colorer légèrement. Après avoir préparé un appareil avec des œufs, du lait, et du miso blanc pour sa saveur umami peu salé et quelques brins de persil, je verse l’ensemble dans le fond de ma tarte étalée dans un plat préalablement beurré, et place l’ensemble au four pour une demie-heure de cuisson.
[1] Chantal Akerman, La vingt-cinquième image, voix, D’Est, au bord de la fiction,
1995, in Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée. 1968-2015, édition établie par Cyril Béghin, Paris, L’Arachnéen, 2024, vol. 2, p. 757-759.
[2] Jean-Luc Godard, Chantal Akerman. Entretien sur un projet – 1, propos recueillis le 15 juin 1979, Ça cinéma, n° 19, 1980, p. 9 et Martine Storti, Un entretien avec Chantal Akerman, Libération, n° 1055, 20 juin 1977