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Du don des nues : des Visages des Figures #12

Une photographie c’est un geste, un regard, parfois très rapide, surgit d’on ne sait où, rapide comme l’éclair. Un désir. Cette femme, c’est elle que j’aperçois dans cette lumière tombante de fin de journée, cette teinte automnale des feuilles mordorées jonchant le sol humide, les lettres de l’enseigne lumineuse du photomaton qui se détachent dans le ciel. Ce type de cabines n’existe plus en France depuis longtemps ou alors juste dans certains lieux culturels, dans le cadre de manifestations exceptionnelles. La cabine photo actuelle a bien évolué depuis l’époque où nous nous amusions à nous y prendre en photo. Aujourd’hui, l’image est partout, et les cabines photomaton sont avant tout conçues pour les photos d’identité et leurs règles strictes de prises de vues. Ne pas sourire, ne pas se déguiser, se grimer, porter ses lunettes, se tenir droit, les cheveux tirés. Les photos sont des vignettes imprimés par quatre au format carré que l’on doit découper pour un usage uniquement utilitaire.

Cabine Photomaton, Falckensteinstrasse, Berlin

Son regard, sa beauté dans la lumière, le temps d’armer l’appareil tout en marchant vers elle, sans réfléchir, se demander si elle me verrait, ne pouvant me permettre de perdre cette image, ne pas la prendre, l’enregistrer, un bien précieux que je ne pouvais pas rater, à côté duquel je ne pouvais pas passer. J’ai pris la photo en aveugle, comme une machine, sans voir ce que je visais avec précision, l’œil dans le viseur pourtant, et si vite, personne ne m’a vu faire, j’ai eu le temps de doubler la photo sans arrêter de marcher, et je ne l’ai regardé cette image qu’en rentrant à la maison, quelques heures plus tard. Je suis fasciné par cette attention que nous mettons dans la consultation d’une image, notre visage lorsque nous lisons. La photo d’une photo qu’on ne verra jamais, dans ce creux, ce manque, cette fiction. Ces trois personnes penchées au-dessus de leur photographie comme s’ils regardaient avec émotion un nouveau-né, une œuvre d’art dans un musée, une fleur qui vient d’éclore.

Cabine Photomaton, Warschauer Platz, Berlin

Nous marchions tous les trois côté à côté d’un même rythme, c’était parfois difficile de se parler en gardant cette allure. Je me sentais toujours un peu en retrait par rapport à vous, un pas de côté, obligé de tendre l’oreille. Je ne sais pas si pour cette raison mais je vous ai proposé qu’on se prenne en photo. Nous allions bientôt nous quitter. Je me souvenais de ces soirées sur le quai d’une gare, et l’irrésistible envie de fixer ce moment en nous précipitant dans l’habitacle d’un photomaton. Si nous étions trois, il fallait que chacun ait sa bande qu’il afficherait au-dessus de son bureau, de son lit, ou qu’il glisserait précieusement au fond de son porte-feuille, pour y préserver le florilège des chorégraphies improvisées dans ce cadre réduit, les baisers en veux-en-voilà, les tendres caresses, grimaces et rires, et déclarations d’amour. La beauté disais-tu c’est « attendre une photo devant le photomaton, il en sortirait une avec un autre visage, ainsi commencerait une histoire. »

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[1Peter Handke, L’usage du monde, Gallimard


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