| Accueil
Contacts successifs #81

Des lumières et des ombres

Dans l’obscurité vacillante d’une salle de projection oubliée, l’écran s’illumine soudain, mais ce n’est pas un film qui commence. C’est une mémoire fluide, un flux d’images qui s’écoulent comme des rivières de lumière, se déformant à chaque instant, glissant entre les doigts. Les premières scènes montrent une forêt qui respire, chaque feuille frémissant sous l’effet d’un vent inexistant, chaque tronc vibrant au rythme sourd d’un battement caché dans ses racines. À travers les branches, une lueur dorée éclate : est-ce un souvenir ? Un rêve ? Une étoile tombée trop bas ? L’image se métamorphose. La forêt s’efface lentement, remplacée par le balancement hypnotique d’une lampe accrochée au sommet d’une tente de camping transformé par des enfants en station orbitale. La lumière scintille, projette des ombres sur la surface du tissu orange qui paraît vivante comme celle d’un organisme marin. À l’intérieur, des silhouettes humaines flottent, mais leurs contours se dissolvent dans la lumière, laissant derrière elles des traînées phosphorescentes qui évoquent des âmes en errance. Les visages se retournent, fragmentés, révélant des yeux où se reflètent mille paysages disparus : une plage balayée par des vagues noires, un désert constellé d’ossements luisants, une rue pavée où danse un enfant, son ombre se superposant à celle d’une créature immense et indistincte. Les images s’effacent à nouveau, laissant place à une pulsation lente et chaude. Un cœur, mais pas un cœur humain. Une structure organique et luminescente, palpitant au centre d’un abîme liquide, tandis que des créatures translucides dérivent autour d’elle, pareilles à des méduses cosmiques. Chacune porte en elle des fragments de récits enfouis, des éclats de visages ou des bribes de paroles, comme si elles captaient les ondes résiduelles des existences éteintes. Le rythme s’accélère. Des silhouettes traversent un labyrinthe de miroirs liquides. Leur chair se transforme à chaque pas, devenant tantôt végétale, tantôt minérale, tantôt mécanique. Une femme aux cheveux de feu marche dans un corridor fait d’images mouvantes : à chaque reflet, elle vieillit ou rajeunit, son sourire toujours intact, bien qu’impossible à retenir. Elle tend la main, et le spectateur sent qu’il pourrait presque la toucher. Puis, le rêve se brise, mais doucement, comme une onde qui s’échoue sur la grève. La dernière image est celle d’un lac sous une nuit sans lune. À la surface, des éclats lumineux glissent, des formes incertaines, peut-être des fantômes. Leurs mouvements évoquent une danse silencieuse, un adieu sans tristesse. Le lac devient écran, absorbant les reflets, et le film retourne au noir, laissant derrière lui un écho, une pulsation, une présence. Dans cet espace, il ne reste plus qu’une certitude : l’image en mouvement est vivante. Elle respire, elle rêve, elle nous hante.

Parc des Buttes-Chaumont, Paris 19ème, 18 décembre 2024

Une affinité insaisissable

Dans le film Inception de Christopher Nolan, afin de déterminer s’il rêve ou non, Dom Cobb se sert d’un totem : une toupie qui s’arrête dans la réalité, mais qui continue de tourner indéfiniment lorsqu’il rêve. C’est également de cette manière que le spectateur se repère et fait la différence entre rêve et réalité. Dans La vie est belle de Frank Capra, le personnage se rend compte qu’il est revenu à la réalité d’une manière similaire, en retrouvant au fond de la poche de son pantalon, les pétales de rose que sa fille Zuzu lui avait laissé avant qu’il sorte précipitamment de la maison, en proie au doute.

Tu n’as jamais été vraiment là

L’exposition Légèreté des ombres de Christian Boltanski, vue en famille au Transfo, centre culturel d’Emmaüs Solidarité, invite à découvrir une sélection d’œuvres de l’artiste qui abordent la trace éphémère. « J’aimais beaucoup cette idée de l’image immatérielle qui pouvait prendre toutes les formes et disparaître en une seconde. II suffit d’allumer la lumière et il n’y a plus rien. » Parmi ces œuvres, L’Appartement de la rue Vaugirard, un film en 16mm datant de 1973 projeté en vidéo. Tandis que la camera explore un appartement parisien vide, un commentaire le décrit comme s’il était encore habité et meublé. Dans ce film diffusé en boucle, le rapport entre le texte lu et l’image vue met en lumière la mémoire d’un lieu et ce qui apparaît dans l’interstice entre ce qui visible (ce qui reste de l’appartement) et ce qui est invisible (le récit de ce qui s’y passait). Dans la soirée, Nina nous montre un court-métrage d’animation A Place Without Fear, réalisé par Suzanne Deeken, qui entre étrangement en résonnance avec l’œuvre de Boltanski. L’artiste transforme une maison abandonnée à Detroit pour animer avec différentes techniques (peinture, dessin, collage, sculpture) des personnages et des visages sur les murs et la façade de la maison qui se transforme en surface sensible. Dans ce monde onirique envoûtant, une jeune fille se fraye un chemin dans un labyrinthe semé d’épreuves physiques et émotionnelles entre les murs en décrépitude de cette maison abandonnée. Elle devra choisir entre succomber à ses peurs ou se transformer elle-même en une force redoutable. Les apparitions spectrales de cette jeune fille prennent des formes sans cesse renouvelées, dans des mouvements qui s’apparentent à des boucles. Comme le précise l’artiste, son film décrit « certaines situations où nous sommes coincés dans un moment et où nous essayons de le surmonter ; parfois, nous arrivons à quelque chose et nous échouons à nouveau. C’est une boucle sans fin d’échecs et de réussites. D’une certaine manière, c’est presque comme une respiration dans le sens où c’est ainsi que beaucoup d’entre nous traversent la vie. C’est juste une métaphore pour le cerveau ou l’esprit. »

Gare de Termini, Rome, Italie, 14 août 2010

Le grand mouvement nécessaire des choses du monde

Pour les fêtes, les filles passent quelques jours à la maison. Depuis qu’elles ont quitté le domicile, c’est toujours un plaisir de les accueillir à nouveau. Rien n’a changé entre nous en apparence, et pourtant nos relations ont sensiblement évolué. Sans doute est-ce lié à l’âge (nous vieillissons tous les quatre) et au fait de vivre désormais chacun chez soi, et de ne plus nous voir qu’épisodiquement. L’impression que tout est plus dense désormais. Dans nos discussions et nos échanges, les jeux et les rires, lorsque nous regardons des films et écoutons de la musique. Dans nos créations ensemble. En plein réveillon de Noël, mes neveux et nièces (du côté de ma sœur) se mettent à discuter du prénom de leurs futurs enfants comme si c’était une évidence, une évolution naturelle de leur couple (parfois tout jeune), voire un plan de vie. Je n’ai pas souvenir d’avoir évoqué les prénoms de mes futurs enfants si ce n’est quelques temps avant leur naissance. À la maison, quelques jours plus tard, les filles reviennent avec nous sur cette conversation. Elles ne veulent pas d’enfants, pas maintenant en tout cas. Je ne vois pas au nom de quoi je pourrais le leur reprocher. Mais cela m’oblige évidemment à questionner ce qui m’a poussé à en désirer. C’est difficile à résumer en quelques mots. Trois grandes raisons d’engendrer sont couramment avancées : le plaisir, ou la joie que procurera la présence de l’enfant ; le devoir, la volonté de transmettre des valeurs, un nom, une histoire ; et enfin l’amour. C’est une impulsion, une ambition, et c’est une intuition. Je dirais en un mot : la joie d’une histoire d’amour.


LIMINAIRE le 02/01/2025 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube