C’est d’abord un silence, le cas échéant un temps en suspens ; une lumière rasante qui souligne le paysage, en isole les aspérités ; l’absence de mouvement ; nuances de gris ; la poussière qui virevolte en l’air dans le faisceau lumineux, pris au piège sous les feux du projecteur ; personne ne marche ; personne n’attend pour traverser ; le feu indique pourtant qu’il est temps de s’élancer ; c’est à nous de traverser ; un signe qui ne trompe pas ; mais c’est la lumière qui nous traverse ; on ne reconnaît pas assez la force de la lumière, sa beauté ; sur un visage aimé ; sur un paysage inconnu ; sur un objet qu’on découvre sous un autre angle, un mur, un immeuble ; ce que nous lui devons ; une lumière parvient à transformer le regard qu’on portait sur les choses ; elle nous envahit dans sa chaleur même quand il fait froid ; la rue est vide, déserte, abandonnée ; un moment suspendu, une parenthèse, cela pourrait se dérouler la nuit ; la nuit la ville n’est pas déserte mais entrée en elle, en nous à l’intérieur, tournée vers l’intérieur ; à rebours ; cela se passe en plein jour, mais la lumière rasante est celle d’une nuit où les lampadaires révèlent certains détails invisibles autrement ; c’est une position inédite sur la route et plus largement sur la ville ; un endroit différent de celui qu’on fréquente habituellement et qui vous fait voir la ville autrement, sous un autre angle ; troublant renversement de situation ; de perspective ; pas de bruit, juste le doux ronronnement rassurant du chauffage ; dans la pièce ensoleillée ; les notes du piano qui proviennent atténués de la pièce voisine ; les jeux de lumière sur les plantes vertes, à travers l’arrondi des feuilles ; la nuit les lumières aveuglantes des phares des véhicules en contrebas qui, fenêtres ouvertes, sans volet ni rideau, il n’y a pas de vis-à-vis, balaient le plafond de leurs branches souples et graciles ; en surplomb, par la large fenêtre de la chambre haut de plafond qui domine la route, une route passagère avec ses lignes de bus, ses nombreux véhicules qui rejoignent le grand boulevard, mais ce jour-là, à cet instant-là, personne ; quand il n’y a personne, c’est fou ce que c’est tout de même habité, on n’est pas habitué ; quand on se tait c’est pareil, ça parle en soi, ça bouillonne, ça frémit ; les phrases se bousculent et s’entremêlent.
La route est vide, déserte, comme un lieu abandonné par ses habitants ; les rues endormies par l’effet d’un charme mortel commué en sommeil, les objets prennent soudain une densité inhabituelle, une présence insolite, un aspect étrange ; « ce salutaire mouvement par lequel, écrit Walter Benjamin, l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers » ; mais leur souvenir reste là, présent ; le retour n’est jamais le retour ; leur traces visibles envahissent l’image de ses bruits, de sa vivacité perdue ; de ce point de vue en contreplongée, quelques étages au-dessus, le trouble de voir les choses en les survolant ; une manière de prendre de la hauteur, de surplomber ce qui nous entoure ; les passants ne nous voient pas, on les observe à la dérobée, aucun voyeurisme, c’est un miroir déformant, c’est un peu nous que nous voyons défiler sous nos fenêtres ; les traces sur la route témoignent de l’histoire de ce lieu ; passages et piétons ; accidents de circulation ; les cicatrices qui marquent notre peau de leurs déchirures dessinent les mêmes lignes incertaines ; un tissu rapiécé de souvenirs évanescents, les tatouages sur notre corps également ; l’ensemble se mêle en un rébus indéchiffrable, le passant les remarque à peine, distrait, pressé, ailleurs déjà ; devant lui ; loin ; d’en-haut c’est évident tout est plus visible, lisible, à vif ; il n’y a personne, ça ne veut rien dire, il y a forcément quelqu’un ; il n’est pas là, mais je l’attends, il va passer, il va bien finir par arriver ; s’il y a lieu nous nous verrons, tu passeras sous mes fenêtres, je te reconnaîtrais, j’habite–là depuis si longtemps, même si je viens juste d’arriver, de passage ; l’impression d’avoir toujours vécu à cet endroit, cette pièce, dans cet appartement ; dans ce ce pays étranger où je me sens comme chez-moi ; cette rue c’est ma rue, mon domicile, ce lieu sans âme je l’invente et c’est pour cela qu’il est animé, son âme c’est le mouvement qui, en moi, le dynamise, l’actualise, le fait vivre et durer, qui l’inscrit dans un temps qui n’existe pas en dehors de moi ; dans un temps que j’invente ; l’espace d’un instant ; s’il y a lieu : mon regard, mon souffle, ma vie.
Je vous invite à découvrir le nouveau numéro de la revue La Piscine. 65 contributeurs retenus, auteurs et artistes de talent, qui donnent une vraie âme à ce numéro sur le thème L’âme des lieux sans âme. Une de mes photographies prises à New York en mai 2013, a été retenue par l’équipe et je les en remercie. Elle s’intitule : S’il y a lieu.
Pour commander la revue, suivre ce lien : http://bit.ly/LaPiscineLADLSA.