Rien ou l’espace
À l’hôpital, dans la salle d’attente pour une consultation. Attendre son tour en lisant. Le temps passe. Surplace. Voici le temps des portes qui se ferment. Tous les patients arrivés avant moi sont appelés les uns après les autres par leur médecin, puis tous les patients arrivés après moi. Je ne regarde pas l’heure pour renforcer l’impression de perdre mon temps. Je suis celui qui donne au rien le pouvoir de poursuivre encore. Je lis les poèmes de Claude Esteban. Les mots écrits dorment depuis longtemps. Curieux endroit pour lire de la poésie. Je me concentre sur les mots pour ne pas me laisser distraire par le va-et-vient du personnel hospitalier qui entre et sort de l’unité de soin. Pour voir le jour qui me distance. J’entends leurs pas dans le couloir avant de les voir passer devant moi, j’espère à chaque fois qu’il s’agit de mon médecin, mais il tarde à venir me chercher. Avec le soir qui me recouvre.
Le jour à peine écrit
« Un livre qui s’intitulerait Théâtres de l’œil. Faire là le récit, sans écriture ou presque, sans sujet discourant, de ce que le regard, rien qu’un jour, enregistre. Sensations, bonheurs immédiats, blessures. Une sorte de chronique de la rétine, impersonnelle, minutieuse, répétitive. Le monde en vrac, tel qu’il agresse la minuscule chambre opaque. Ce livre atteindrait vite des proportions considérables, même s’il faisait abstraction des moments morts entre les cils. Par des moyens encore mal connus, on y consignerait tout, mais au stade primaire et dans l’immobilité absolue de la réception. À cette fin, nul paysage panoramique. Un carré de jardin, ces trois massifs, et pour ne rien omettre, les deux figuiers, l’eucalyptus, la clôture de lilas, la porte peinte. Tout cela suffirait à l’entreprise. En y réfléchissant davantage, on peut craindre déjà de se voir dépassé par le bombardement continu qui ne va pas manquer de se mettre en branle. Couleurs, éclats, reflets, matières. Il faudrait, il faudra, puisqu’on ne prétend pas s’en tenir à un rêve, compter sur l’indéfini d’une durée, et donc sur une mémoire infaillible. Car l’enchaînement scénique mangera les mots de la médiation. On inventera d’autres mots. Une sténographie cursive, des signes sans retard. Et si, par chance ou acharnement, on arrivait au terme, ce livre ne saurait être lu. Ni par l’œil qui l’aura dicté, ni par quiconque. Il abonderait d’anecdotes. Déjà vieilles, déjà recouvertes par d’autres. Mais ce livre aurait eu raison d’exister. Minutes de la vie en caractères elliptiques. Mémoires infinitésimaux, à reprendre, à déchiffrer.
Les mots brassant le varech, comme à grands coups de bêche, sans que la mer intervienne. »
Prose dans l’île, in Le nom et la demeure, Le jour à peine écrit, Claude Esteban, Gallimard, 2006.
Très vague et très aigu
Un vieil homme consulte le magazine qu’il vient d’acheter à peine sortie de marchand de presse, lisant sur le seuil sans plus attendre. Les deux pompiers à la manœuvre devant la caserne pour vérifier le bon fonctionnement de l’échelle de leur camion. Des enfants juifs jouent au foot, dans le désordre de leurs passes imprécises, avec le risque grandissant que leur ballon finisse sa course dans l’eau du canal tout proche. Un homme relace ses lacets sur le promontoire de la Villette en regardant autour de lui, il donne l’impression de redouter une menace invisible. Un jardinier bêche en solitaire la pelouse en partie replantée de gazon frais en créant des carrés réguliers de terre meuble tous les mètres sans qu’on puisse deviner la raison de ce secret quadrillage. Les ouvriers du chantier des Grandes Serres travaillant à la reconversion des Halles Pouchard, vêtus de leur combinaison de travail orange vif, font une pause sur le rebord du quai du canal de l’Ourcq. Un homme à la rue interpelle les passants sur le pont de la Mairie sans vraiment s’adresser à eux, plutôt dans un long monologue, le regard dans le vague, leur parle du mystérieux dessous des choses. Une jeune femme au téléphone évoque volume de vente, indice de quantité et stratégie commerciale. Trois jeunes femmes promènent le nouveau né de leur amie qui vient tout juste d’accoucher et lui prodiguent leurs conseils avisés comme des fées penchées au dessus d’un landau. Un homme d’une cinquantaine d’années observe médusé un morceau de polystyrène blanc en forme de ballon flotter et dériver à la surface de l’eau aux reflets irisés d’hydrocarbures d’origine exogène. Une femme d’une soixantaine d’années court épuisée en poussant des cris qui rappellent ceux d’un orgasme. Le capitaine du bateau à quai mange avant le départ d’une croisière sur le canal, debout, une assiette à la main.
Le mouvement de la révélation
On oublie parfois ce que l’on écrit, sa portée. C’est peut-être aussi pour ça qu’on écrit. C’est assez beau du reste l’idée que cette portée est musicale et rien d’autre que cela le sens qu’on veut y mettre, que l’on veut y insuffler, c’est dans cette direction qu’il faut aller, à l’oreille, suivre son instinct. Ce n’est pas un jeu, c’est l’écart qu’on met avec soi, un instant, la distance permet de s’envisager, de se voir enfin face à face.