Où nous étions
Son visage ne m’évoque rien. Je sens une familiarité avec elle. Sa fille gigote à ses côtés, loquace, je m’adresse à sa mère par son intermédiaire, je ne m’en rends pas compte tout de suite, c’est en poursuivant la conversation que cela m’apparait. Sa mère reprend avec ses mots, en traduction simultanée, tout ce que je dis à sa fille. Je la regarde à la dérobée. Au moment d’inscrire sa profession sur le fichier, réalisatrice, actrice à ses débuts, scénariste désormais, révélation soudaine, la définition de l’image s’affine progressivement. Sans parvenir encore à la reconnaître, quelque chose se dessine sous les traits de son visage, en creux. Traits fins, acérés, petits yeux noirs, joues creusées, pommettes durcies. Son corps ne correspond pas à son visage, comme au beau milieu de ce paysage qui ne ressemble plus à mon souvenir, dont l’étrangeté me trouble en modifiant la perception que j’en avais au point de m’y sentir déplacé.
Le rêve c’est d’oublier
L’engin progresse sur cette plage déserte de la mer du Nord dans un vacarme effrayant. Son imposant bras mécanique se déplace sans s’arrêter longeant le sol légèrement au-dessus du sable. Ce gigantesque aimant aspire irrésistiblement tout ce qui était ensablé, enterré sous la surface du sol, avec une violence irrésistible. Ce sont des milliers de pointes acérées, piques rigides aux arêtes acérées et tranchantes qui s’agglutinent en concrétion sonore. Des clous enfoncés sous le sable, des milliers de clous enfouis là quelques jours auparavant, vestiges d’un grand feu sur la plage le soir du réveillon. Un rituel flamboyant. Dans le nord des Pays-Bas comme à Naples en Italie, les habitants organisent depuis plusieurs siècles un feu pour se débarrasser de leurs sapins de Noël. Ici, ils empilent de vieilles palettes en bois les unes sur les autres pour créer la plus haute tour en forme de pyramide. L’édifice, disproportionné, s’embrase dans la nuit, torches vives des flammes qui s’élèvent au-dessus de la structure évidée, illuminant l’obscurité du ciel. Une pluie de flammèches s’effilochent dans le vent en rafales. La dimension irrationnelle de ces monticules leur confère toute sa force. Le clou du spectacle. La violence du feu laisse sa marque métallique sous le sable.
Des jours comme aujourd’hui
Une inexactitude à propos d’un parapluie, plutôt une approximation, à peine entendue, un mot sur deux, dans le mouvement du départ, en haut des premières marches de l’escalier, avec la peur de tomber, le regard concentré sur ses pieds, relever cette phrase en coup de vent, ce n’est pas grave, un détail, rectifier le tir, mais il est déjà trop tard. Il avance, tête baissée encore, il tend l’oreille mais il n’entend plus rien, la tête baissée vers le sol, se relève lentement, le pas plus assuré désormais, il bredouille quelques mots mais c’est déjà trop tard. La femme a ses côtés le dépasse, passée à autre chose, n’entend plus ses prétextes, pas d’importance, un dialogue de sourd, des mots qu’on dit sans y penser, sans s’y attacher, la peur de tomber est plus forte, le vent dehors et la pluie, et cette histoire de parapluie.
Ils tirent, nous marquons
Quand je l’entends parler de ce qui se passe dans son pays, je ne vois que son aveuglement. Je ne la reconnais plus. Elle répète sans cesse les mêmes phrases, comme si elle cherchait à se persuader que ce qui s’est passé est plus terrible que ce qui se passe en ce moment, une manière de se focaliser sur le passé pour ne pas regarder le présent, pour ne pas voir la réalité en face. Elle détaille les horreurs des massacres, les terribles exactions, les nombreux viols, et l’inacceptable situation des otages toujours retenus prisonniers dans d’épouvantables conditions. Elle veut qu’on ne les oublie pas. Mais elle ne parle jamais ce qui se passe de l’autre côté de la frontière. Ce n’est pas sa priorité. C’est un pays qu’on assiège, qu’on détruit progressivement, un peuple qu’on éradique pour la survie d’un autre. La fin des combats n’est pas pour demain. Tout ce que je peux faire c’est compter les morts.