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Ceux qui n’existent pas encore ont déjà un visage

Fin 2018, des chercheurs de Nvidia ont créé une intelligence artificielle capable de générer de toutes pièces des photos réalistes de personnes qui n’existent pas.

Pour arriver à ce résultat, ils se sont appuyés sur un système de machine learning qui met deux réseaux neuronaux en compétition. Le premier, le générateur, produit des images à partir des données qui lui sont fournies, tandis que le second, le discriminateur, signale celles qui sont trop proches des images qu’on lui a transmis. La tension entre ces deux réseaux neuronaux produit une boucle d’apprentissage, avec pour effet l’amélioration du réseau neuronal génératif (generative adversarial network ou GAN).

Déclinaison d’un visage de différentes façons en jouant sur différents niveaux d’attributs. Source : Nvidia

Ces réseaux neuronaux sont enrichis par une base de données compilant plus de 70 000 photos libres de droit en haute définition récupérées sur Flickr. Redimensionnées au format 1024×1024, ces photographies sont nettoyées avec des filtres appropriés. Un logiciel supprime automatiquement ce qui se passe en arrière-plan, afin de ne pas distraire les réseaux neuronaux, et nous permettre de focaliser notre attention sur le seul visage.

Au-delà de la prouesse technique, cette création interroge notre capacité à distinguer les images vraies des images fausses et à identifier les potentiels usages dérivés qui pourraient être faits d’une telle technologie.

Mais ce qui nous intéresse dans cette création automatisée d’images, et plus particulièrement dans ces portraits, c’est la dimension imaginaire que cette technologie développe, comme cela avait été le cas à l’apparition de Street View.

Découvrir le visage derrière une voix : Speech2Face

Si l’on peut recréer la configuration générale du visage d’une personne à partir d’un court enregistrement audio, comme je l’ai lu cette semaine sur le site de Radio-Canada grâce aux expériences d’ingénieurs américains.

Leur base de données a permis à Speech2Face de créer notamment des corrélations statistiques entre des visages et des voix pour ensuite produire, à partir d’une bande audio, des images de visages humains reproduisant divers attributs généraux des locuteurs tels que l’âge, le sexe ou l’origine ethnique. Même s’il reste encore du beaucoup travail à accomplir afin de préciser cette percée de l’apprentissage-machine, ces avancées laissent rêveurs.

Dans un article du New York Times, paru en novembre 2020, Designed to Deceive : Do These People Look Real to You ? (Conçu pour tromper : Ces personnes vous semblent-elles réelles ?), Kashmir Hill et Jeremy White montrent comment cette utilisation de plus en plus courante, banale, de visages inventés, facilitée par l’utilisation de l’Intelligence Artificielle, pose question à l’ère des fausses informations et de la post-vérité.

Autoportrait d’Edouard Levé

Depuis septembre 2018, Emmanuel Vaslin invite chaque vendredi toute personne intéressée à rédiger et partager sur Twitter de brefs fragments autobiographiques inspirés par une page extraite d’Autoportrait d’Édouard Levé. Cet autoportrait collectif en ligne se construit autour du hashtag #àMainLevé.

Je partage aujourd’hui mes propres autobiographèmes [1] à partir du livre Autoportrait d’Edouard Levé, paru aux éditions P.O.L. comme le fait Thomas Terraqué sur Medium, avec l’intention d’inventer l’histoire de ces quatre figures imaginaires semblant pourtant bien réelles, créées par une intelligence artificielle.

Sur le site This Person Does Not Exist, un portrait apparait , on peut recharger la page autant de fois qu’on le souhaite pour créer des portraits d’individus qui n’existent pas, ils seront automatiquement remplacés les uns après les autres avant qu’elles disparaissent à chaque rafraîchissement de la page pour réapparaître sous d’autres formes, dans d’autres visages. C’est de là que proviennent les quatre portraits des personnes dont j’ai tenté de raconter l’histoire ci-dessous.

L’été, je supporte assez bien la chaleur, mais si je bois un verre d’eau trop fraîche ma gorge se serre et je me mets à tousser. Je n’aime pas ne pas terminer mon assiette. La toponymie des villes me fascine. Je ne fume plus depuis la naissance de ma fille aînée. Je regarde défiler les nuages dans le ciel. Lorsque je me contemple dans le miroir c’est le visage de mon père que j’y vois. Je n’ai pas de genre de femme, je ne comprends pas cette approche, les femmes que je désire ne se ressemblent pas, c’est peut-être ça mon type. Je ne mange que des glaces à l’eau, parfois des sorbets. Je ne me lave que tous les deux jours. Je ne supporte pas la margarine. J’ai le sens de la répartie. J’aime jouer avec les mots. Mes yeux ne sont pas formés de la même façon, le gauche est un peu plus gros que le droit. Dessiner des ronds ou des ellipses sur une feuille papier me détend. Je collectionne les cartes à jouer trouvées par terre dans la rue. Je note tous mes rêves dans un carnet mais je ne le relis jamais. Quand j’entends le mot consigne je ne pense pas comme ceux qui écrivent à l’écriture d’un texte à contrainte mais aux bouteilles qu’on rapportait dans ma jeunesse pour leur recyclage. Je préfère les chiens au chat même si je n’ai aucun animal domestique chez moi. J’allume souvent la télévision en fonds sonore. Je n’ai jamais eu de relation sexuelle avec une prostituée, l’idée même me révolte. Je suis attirée de plus en plus par des femmes plus jeunes, sans parvenir ce qui m’attire en elle. Je ne peux pas aller à la mer sans m’y baigne quelque soit la saison et la température de l’eau. Je redoute l’arrivée de l’hiver. Je n’ai jamais fait grève. Je ne suis jamais rendu en Turquie. Dans la rue il m’arrive de parler seul à voix haute. Il m’arrive aussi de m’amuser à marcher les yeux fermés en essayant de tenir le plus longtemps possible. J’aime me lancer des défis. Au Japon, une légende raconte que les objets qui atteignent leur centième anniversaire peuvent prendre vie. On les appelle les tsukumogami. J’ai été objecteur de conscience, aujourd’hui plus personne ne sait ce que ça signifie. J’aime la bière et le vin blanc. J’ai peur de vieillir, mais mourir me semble inéluctable. Le regard insistant d’une femme peut me faire rougir. Je voudrais arrêter de travailler.

À chaque fois que je vois un avion traverser le ciel je pense à mon d’ami d’enfance qui les regardait au cas où ils explosent vol. Je n’ai jamais lu Dostoïevski., ni Cervantes, ni Lewis Carroll. Souvenir d’un voyage en train en famille où nous avions raté l’arrêt, il était très tôt, il avait fallu faire le chemin inverse en auto-stop. Au cinéma, je ne comprends pas les gens qui rient devant les scènes de violence. Je n’aime pas les gens qui coupent sans cesse la parole. Le son stridulent des criquets l’été à la campagne me donne mal à la tête. Passer les mains dans les cheveux d’un homme est un geste sensuel qui me donne des frissons. L’automne je ramasse les feuilles qui tombent des arbres avant de les jeter une fois l’hiver venu. Je ne change pas les draps après avoir fait l’amour avec un homme, pas le premier soir en tout cas. L’association du rouge et de rose me plait beaucoup. Je n’ai pas l’esprit d’entreprise. Voir un animal mort dans la rue (rat ou oiseau) me révulse, vivants ils me terrifient. Je pratique la photographie en amateur. Je croise souvent par hasard des gens que je crois reconnaître. La pollution me rend malade, j’ai régulièrement des crises d’asthme. Enfant j’adorais danser, je ne danse plus. Je rêve de dormir dans une cabane en haut d’un arbre. Je n’ai jamais été juré dans un procès d’assise mais je crois que j’aimerais bien çà. Je ne sais pas couper les aliments, je ne veux pas l’avouer mais je les déchiquette au lieu de les découper. Les soldes est un concept marchand qui me dépasse. Je n’aime pas dormir seule. J’aime qu’un homme soit fort sans le savoir. Je ne me suis jamais cassé la jambe. En vin, je suis une femme plutôt rouge léger. Les films violents m’ennuient. Je n’ai pas de surnom et n’aimerais qu’on m’en affuble d’un. Je m’ennuie dans les réunions lorsque je ne note rien ou ne prends pas la parole. Avec l’âge, je comprends de mieux en mieux ceux qui souhaitent se suicider, même si je pense que je ne le ferais jamais. Je regrette le temps où l’on pouvait garder son ancien passeport avec le souvenir de tous ses voyages dont timbres et tampons préservaient la trace. Je ne décroche jamais le téléphone chez moi pour ne pas être dérangé.

Je ne porte jamais de tee-shirt ni de soutien-gorges. Je ne peux pas me passer de musique mais il suffit que j’en entende à l’extérieur, en ville par exemple, pour ne plus la supporter. Je suis agacée lorsque je croise des gens dans la rue en train de pianoter sur leur smartphone, l’impression qu’ils y passent toute leur journée, que cet outil ne les quitte plus, qu’il s’est imposé à eux et nous rend par ailleurs invisible. Je souffre de règles douloureuses depuis mon adolescence. Prendre une douche me permet d’ordonner mes pensées, de faire le point, sans doute est-ce par ce que je me détends et ne pense à rien, en apparence. J’aime changer de coiffure régulièrement mais je n’ai jamais fait de teinture. J’aime les romans à l’eau de rose, mais je les lis en cachette, en version numérique. Après avoir arrêté de jouer au tennis j’ai cessé de pratiquer tout autre sport. Je n’aime pas cuisiner mais j’aime manger. Je n’ai eu qu’une relation sexuelle avec une autre femme, je crois que ce qui m’attirait en elle c’est que je l’aimais. Je déteste les mariages, car je suis toujours la témoin de la mariée. J’ai l’oreille absolue, mais je ne sais pas dessiner. Je suis attirée par les arabes mais pas par les asiatiques. J’aime cette phrase de Mastroianni : Les souvenirs sont une espèce de point d’arrivée. Quand j’étais adolescente je me suis fait des scarifications sur le bras et les cuisses, c’était une forme d’appel au secours. En voiture, j’évite de monter à la place du mort. Il y a des proverbes et des dictons dont je ne comprends pas le sens, par exemple : pierre qui roule n’amasse pas mousse, ou tout se fait par compère et commère. Je n’aime pas qu’on élève la voix ou qu’on parle fort. Les changements me perturbent. Je connais toutes les nuances de bleu. Je suis maniaque avec l’hygiène et j’ai peur des bactéries, boire dans le même verre qu’un autre m’est insupportable. Je refuse l’idée de sauter en parachute ou de pratiquer le saut à élastique. Je suis tatouée, une rose des vents dans la nuque. La douceur de la brise marine me fait battre le cœur. Enfant je me baignais dans les rivières, j’en serais incapable aujourd’hui. Je vais souvent manifester dans les rues pour des causes pour lesquelles mes amies me sollicitent. Je n’ai pas ouvert un dictionnaire depuis plus de dix ans. Dès qu’il fait chaud, j’ai l’habitude de fermer les volets et de plonger mon appartement dans une épaisse pénombre. Je n’aime pas les gens sentencieux, les caractériels et les comiques.

Je collectionne les cartes postales. J’aime le thé glacé et le café con hielo. Le plus ancien de mes souvenirs remonte à mon enfance, la première fois où je suis parti en colonie de vacances, j’ai beaucoup pleuré les premiers jours. Je range les livres dans ma bibliothèque par couleurs et taille de volumes. Tous les ans je me plais à relire La Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Dans les musées, je cherche toujours les recoins où il y a le moins de monde possible, quitte à passer devant de belles pièces ou des œuvres remarquables. Je ne reconnais pas le son de ma voix dans les enregistrements que l’on peut faire de moi. J’aime me promener nu dans mon appartement. Je ne retiens jamais le nom de mes parfums, j’en change souvent il faut dire, c’est peut-être une explication. Je parle trois langues : français, espagnol, anglais. Je n’aime pas aller au restaurant, je suis toujours très gêné au moment de choisir ce que je vais commander dans le menu. L’odeur des poubelles exposées en plein soleil me paraît curieusement moins insupportables qu’un mur ou un trottoir compissé d’urine. J’ai deux neveux que j’adore, je ne crois pas que j’aurai un jour des enfants mais je les ai toujours appréciés. Je trouve très agréable de s’assoupir lorsqu’il fait chaud et qu’on est épuisé. Tous les sports que je pratique sont aquatiques, la natation, le canoé, la plongée sous-marine. Je n’ai pas peur de perdre mes cheveux, mais le plus tard sera le mieux. Je suis droitier mais très attiré par les gauchers. Je suis poisson ascendant cancer mais ça ne veut rien dire pour moi. Je n’ai gardé qu’un seul ami dans tous les gens que j’ai croisé lors de ma scolarité, c’était en 4ème et nous nous voyions toujours régulièrement. Mes deux parents sont morts très jeunes, j’ai été orphelin à ma majorité. Quand il m’arrive de boire trop je deviens vite irascible. J’ai longtemps été irrésistiblement attiré par David Bowie. Observer la pupille des personnes qui vous font face pour voir le trouble que vous exercez sur eux est une habitude que j’ai du mal à réfréner. Il y a des odeurs que je ne supporte pas, le curry, les pages des vieux livres recouvertes de poussière et le moisi. Je n’arrive pas à lire allongé sur un lit. Je n’ai pas besoin de beaucoup d’heures de sommeil. J’ai du mal à rester calme lorsqu’on m’agresse, je m’emporte vite, au risque de m’exposer à la violence de mon vis-a-vis. Lorsque je vois un couple s’embrasser dans la rue, je ne résiste pas à la tentation de les observer discrètement, les baisers en public me troublent. Je ne comprends pas qu’on n’aille pas voter même si à chaque fois j’ai l’impression de reproduire la même erreur, de voter pour de mauvaises raisons.

[1« Un autobiographème peut se définir comme un trait spécifique, récurrent, en relation avec un ou plusieurs énoncés autobiographiques attestés, organisant dans un écrit, localement et/ou globalement, la forme du contenu et/ou de l’expression. »

Oulipo-poétiques : actes du colloque de Salzburg, 23-25 avril 1997


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