Je croyais avoir totalement oublié ce jeu puéril que l’on trouvait dans certains magazines que l’on achetait aux enfants pour les distraire pendant un long trajet en train, au moment des départs en vacances ; plus tard ce serait un livre d’Agatha Christie, dans la collection Le Masque à la couverture jaune si particulière ; ce jeu qui consistait à réunir des points numérotés à la main pour passer le temps, dans un cadre blanc entouré d’un fin liseré, afin de dessiner la forme d’un animal, d’un objet, d’un paysage, ou d’un visage, et la désinvolture avec laquelle on exécutait le dessin, à main levée, d’humeur distraite, de cette énigme factice dont on devinait avant même le commencement de l’enquête dessinée, le dessein, par sa structure même qui en révélait l’essentiel de la forme finale. On ne cherchait que la confirmation de ce que l’on pressentait. La réponse inscrite dans la question, aucun piège si ce n’est celui du temps. Dessiner sans savoir en suivant les points, les pointillés.
Le visage de cette jeune femme que j’avais rencontrée à la bibliothèque, elle était étudiante et y rangeait les livres tous les matins alors que de mon côté je faisais des recherches pour un projet photographique sur les baisers. Je n’ai jamais bien dessiné, mais je suis très patient et mon regard est assez vif, précis, quand je le veux et que je travaille beaucoup je suis capable de dessiner un portrait ressemblant au modèle. C’est ce que j’ai fait avec cette fille dont le visage m’obsédait. Un jour elle a fait tomber de son sac une bande de photomaton, je me suis empressé de la ramasser au sol et de l’enfouir au fond de ma poche. Le soir, chez moi, j’ai passé la nuit à reproduire son portrait aussi méticuleusement que j’ai pu. Le lendemain, je l’ai surprise dans un rayonnage et lui ai offert mon dessin. Elle était étonnée, ravie, flattée. Elle m’a invité à boire un verre à la fin de son service. Je n’ai pas osé lui avouer que j’avais travaillé ce portrait à partir d’une photographie.
Pour parvenir à retrouver un individu sur lequel elle enquête, la Police utilise aujourd’hui un logiciel de portrait-robot qui lui permet de l’identifier, de le dépister et de l’appréhender. À une époque pas si lointaine, c’est un dessinateur professionnel qui, en fonction du portrait décrit par le témoin d’une affaire criminelle, en dressait le portrait. Cette méthode s’inspire de la technique criminalistique mise au point par Alphonse Bertillon en 1879, le système Bertillon, le bertillonnage. Les travaux statistiques développés par Adolphe Quetelet permettant d’identifier une personne en prenant seulement 14 mensurations (taille, longueur des pieds, main, oreille, avant-bras, arrête du nez, écartement des yeux) grâce à un pied à coulisse et à une pince céphalique, ont inspirées Alphonse Bertillon qui a inventé la photographie anthropométrique dite également face/profil ainsi que la théorie de portrait parlé (signalement descriptif facilité par l’utilisation d’un vocabulaire standard).
Je cherche un dessinateur qui accepterait de dessiner ton visage en suivant le récit que je lui en ferais, les mots précieux que je choisirai pour te décrire, dans l’espoir de te retrouver intacte, inchangée, dans ses traits dessinés, dans le dialogue se tissant entre-nous, entre ce que je lui décrirai, précision dans la description, pertinence du choix des mots, de leur concision, leur pouvoir évocateur et ce qu’il percevra et parviendra à traduire, avec sa sensibilité, sa subjectivité, et le résultat de son travail, le portrait dessiné qu’il me tendra, dans la crainte de ne pas me plaire, comme si je devais m’y reconnaître, mais ce n’est pas mon portrait que j’ai décrit et qu’il a dessiné, c’est le tien, la peur que je ne t’y retrouve pas. Et reproduire cette expérience autant de fois que nécessaire, avec différents dessinateurs, espérant que l’un d’eux parviendra enfin à te saisir, à te cerner, me permettra de retrouver ton visage aimé qui peu à peu disparaît de ma mémoire, s’efface.