Dans les draps, l’ombre que leurs plis forment dessine le portrait d’une femme ou d’un homme. Mémoire de nos mouvements nocturnes dont il reste au matin les traces dans les ondulations du tissu, qui se répercutent parfois comme en écho, sur la peau de notre visage, mémoire à fleur de peau. J’imagine une chaîne de montagnes derrière laquelle le soleil se lève, les ombres qui se projettent dans la vallée font apparaître un visage de profil qui se déforme. De la même façon, dans une chambre au matin, le soleil qui se lève sur les plis et les replis des draps de lit, par l’anamorphose de tous les obstacles et reliefs, fait apparaître et disparaître en ombres chinoises des visages de profil. Selon la configuration de ces plis, la silhouette d’un visage différent se forme chaque matin dans les draps, déposée par un rêve et soulignée par la lumière. C’est le monde de la fiction, ce qui aurait pu être là, ce qui pourrait être là-bas, ce qui pourrait arriver demain, ce qui aurait pu arrivé hier.
Dans un geste involontaire, mouvement un peu trop brusque, en reculant dans une pièce qu’on imaginait plus grande, la statue est tombée par terre et s’est brisée nette, j’entends encore l’éclat de son choc au sol, le bris du plâtre, son bruit si particulier, un peu sourd, crayeux. Un son blanc. La poussière blanche s’élève en nuage dans un temps suspendu, volatile. Je reste interdit, sans oser bouger, l’image qui me vient - comme une statue - me fait sourire après coup, un peu désuète, de peur de découvrir la casse de cet objet précieux qui ne m’appartient pas. La partie haute du crâne de la sculpture s’est ouverte, une brèche indécente laisse apparaître, à l’intérieur, le fouillis de ce qui a été caché là à la hâte. Ces morceaux de tissus coincés sous le moule par l’artiste pour en solidifier la structure, en comblant les vides, ne sont que plis et replis, composés de sillons profonds et sinueux, comme les circonvolutions et les anfractuosités d’un cerveau, divisé en lames et lamelles.
Associer une image qui n’a rien à voir avec une autre, créant entre-elles un lien secret qui ne peut se justifier, arbitraire, une causalité imaginaire, qui renverse la proposition du Memory, où dans le désordre des cartes renversées, il faut tenter de trouver les binômes correspondants, associer les paires identiques, à force de répétition. Là, c’est dans la circulation des images que leur assemblage opère. La photographie d’un lit défait, draps froissés, tordus par les mouvements du corps dans son sommeil. Entamer une série quotidienne de photographies des lits dans lesquels on a dormi, établir un catalogue de chambres dont l’évocation minutieuse esquisse une sorte d’autobiographie vespérale. Quel photographe n’a jamais souhaité pouvoir emporter son appareil-photo dans ses rêves, et qu’il lui soit donné d’en rapporter quelques photographies ? Une image de ces lits avec une image de la même journée, presque par accident, surpris par cette juxtaposition heureuse de ces nuits sans nuits.
Il sait qu’il rêve, il a plongé sans réfléchir, son contact avec l’eau, choc sonore, rafraîchissant, vivifiant, ses mains collées le long de son corps, bien arrimées en arrière, son corps profilé pour la nage. Il ne nage pas, il flotte, il s’enfonce dans l’eau comme un projectile. Il a fermé les yeux. L’eau glisse sur l’épiderme de son visage, dans une caresse aquatique, des bulles d’air s’associent, en roucoulant, à celles qui s’échappent de sa bouche ouverte pour trouver sa respiration dans cet environnement. Il sait qu’il rêve dans ce milieu hostile, car ce qu’il entrevoit à l’image, le crépitement de la pellicule de film qui se met à brûler comme feuille au feu, transforme peu à peu l’image, il ne peut pas être sous l’eau, éléments antagonistes. Il ne sait pas d’où vient son rêve, les rêves ont toujours une origine, plus ou moins facile à remonter comme la source d’un cours d’eau, mais rarement d’objectifs précis, de destination finale. Ils se perdent pour qu’on ne les retrouve pas.