En un regard
Je ne sais pas si c’est la fatigue, la vitesse de notre marche, le froid dans la gare de Lyon, l’arrivée imminente de la rame du RER, mais nous marchons d’un pas pressé en direction du quai déjà bondé, avant que le train pénètre dans le souterrain. Une zone dans la salle d’échange avait été protégée, l’espace d’un très large carré délimité par une bande plastique blanche et verte. Et tout en avançant vers le quai j’ai remarqué un grand sac à dos noir abandonné contre le mur carrelé. Mon regard a croisé celui d’une jeune femme brune qui se tenait debout devant pour empêcher les voyageurs dans la zone interdite, à cette heure déserte. Tout le monde attendait l’arrivée du RER sur le quai. Un éclair dans son regard, un éclat brillant, l’espace d’un instant, nous nous comprenons parfaitement sans dire un mot. Je pense à ce dispositif disproportionné pour ce simple sac oublié. Je lève les yeux vers elle. Quelque chose dans mon expression qu’elle saisit de suite, qu’elle valide d’un léger mouvement de la tête, à peine un clignement d’œil, l’esquisse d’un sourire. Quatre agents surveillent de chaque côté l’espace, et dans le sourire las de la jeune femme je vois l’écho de ma lassitude, une compréhension mutuelle, immédiate, comme elle je voudrais être ailleurs, chez moi bien au chaud. Je la regarde. Elle me sourit. J’ai vu le sac qui traine. Mon regard en dit long. La lassitude du sien également. Ce qu’elle fait là n’a aucun sens. Je réponds à son sourire discret. Nous nous comprenons sans un un mot.
Les pleurs
La femme avance d’un pas soutenu, téléphone portable collé à son oreille. Ses trois filles très jeunes la suivent non sans mal. Elle tient la main de la plus petite. La seconde pleure à ses côtés et se plaint qu’elle a mal à la tête, qu’elle ne peut pas suivre le rythme. La plus grande marche légèrement en retrait et rattrape son retard. Au téléphone la femme dit, Je ne vais pas pouvoir continuer comme ça, c’est trop difficile ! Il est 9h15 nous devrions déjà être là-bas, je n’en peux plus ! La petite se met à son tour à pleurer. La mère la prend dans ses bras pour continuer à avancer au même rythme. Elle se retourne vers la seconde qui continue à se plaindre. Hier c’était le ventre, aujourd’hui la tête. Et la petite éclate en sanglot. Mais elles ne s’arrêtent pas. Elles marchent désormais toutes les quatre sur la même ligne. Vers la station de métro. Je sens un vide en moi. Je voudrais les prendre dans mes bras. Les rassurer. Les consoler. Arrêter le temps. Ce sont ces moments que je regrette le plus. Ceux qui te submergent et te rendent insensibles. Ce poids des contingences, de la charge mentale. Ce qui t’empêche de t’occuper de tes proches quand ils en ont le plus besoin.
Bulles de filtres
Un sursaut d’agacement que je ne comprends pas sur le moment. Je me sens enfermé dans une conversation dont je ne saisis pas l’intérêt. Depuis que les réseaux sociaux sont devenus des médias, le moindre sujet d’actualité s’infiltre dans nos sphères privées. Même si tu ne lis pas la presse, n’écoutes plus la radio, te déconnectes peu à peu des réseaux sociaux, tentes de maîtriser ta présence numérique, les frontières restent poreuses. Ce sujet est sur toutes les lèvres, dans toutes les discussions. Il envahit tout comme les ronces. Au travail, à la bibliothèque, au restaurant avec des amis, et à la maison. Je voudrais ne plus en entendre parler. Tout cela est pour le moins réactionnaire. Tout le monde réagit, commente, plus personne n’agit. Un auteur que je n’apprécie pas (sa prétention et son mépris m’empêchent de le lire) vient donner des leçons dans un énième commentaire de l’affaire. Et comme des personnes de ton entourage (sur les réseaux sociaux) aiment ce qu’il dit (sans qu’on sache même s’ils l’ont lu, apprécié réellement, le soutiennent en un mot), cela te révolte et tu m’en parles. Tu te tournes vers moi et tu m’avoues ton incompréhension. Je suis en train d’écrire, je lève la tête, agacé. Je ne veux pas parler de cela, ni en entendre parler. Cela n’existe pas pour moi. Je suis sorti de cette bulle de filtre, comme je voudrais m’extraire de toutes les autres qui sont nombreuses et m’enferment au quotidien. Ma seule bulle c’est toi, à mes côtés, ma famille, mes proches, et quelques rares amis. Je veux m’échapper de ce monde réactionnaire.
Sans mobile apparent
Un semi-remorque plateforme se gare le long du trottoir au niveau de la sortie du métro de la Place Colonel Fabien, à un emplacement réservé quelques minutes plus tôt par une jeune femme ayant disposé plusieurs plots pour réserver la place. Très rapidement une équipe d’une dizaine de personnes s’organise pour mettre en place un studio photo improvisé en pleine rue. Un escalier mobile, du matériel de prise de vues, des mandarines pour l’éclairage, des réflecteurs, des panneaux en plastique de différentes couleurs. La plateforme du camion légèrement surélevée au-dessus de la route met en valeur l’arrière-plan du bâtiment du Siège du Parti communiste, avec sa coupole blanche et la façade en verre de l’immeuble dont les reflets du soleil miroitent en cette fin de journée. La mannequin endosse plusieurs vêtements les uns après les autres. On la coiffe, on réajuste ses vêtements, son maquillage. On la photographie sous tous les angles mais curieusement jamais avec le bâtiment en fond, sans doute parce que la lumière est déjà trop basse à cette heure tardive. Une demie heure après son arrivée l’équipe range déjà son matériel et s’en va. Tout ce remue-ménage urbain prend la forme d’une chorégraphie parfaitement à l’image d’un défilé de mode.