Tu allumes une cigarette, tu ne fumes pas souvent mais lorsqu’il y a des amis à la maison, au restaurant après un agréable repas accompagné de bons vins, un café appelle une cigarette, à chaque fois que tu en allumes une je suis surpris, je n’ai pas l’habitude car je ne fume pas, ce geste me paraît toujours incongru, artificiel, un geste cinématographique. Plan moyen, tu demandes une cigarette à une amie, un voisin, tu n’en as jamais sur toi, consommatrice occasionnelle qui fumes au dépend des autres. On te tend le fragile cylindre que tu glisses machinalement entre l’index et le majeur, avant de le porter sans tarder à ta bouche avec un sourire, savourant par avance l’intense satisfaction de la fumée âcre qui emplit tes poumons, remerciant d’un signe discret ton généreux donateur qui te tend désormais son briquet pour allumer ta cigarette. Gros plan sur la flamme d’un jaune vif, le bruit du tabac qui grille, le souffle de ton inspiration profonde, la première est toujours la meilleure.
Ton visage disparaît derrière un impressionnant nuage de fumée, volutes hélicoïdales qui hésitent entre le gris sale et le bleu terne, qui stagnent juste devant toi, sur place, sans s’évaporer ou se dissiper. Tu ne bouges pas et tu expulses la fumée doucement devant toi par la bouche et par le nez. Je n’aperçois plus que la masse brune de tes cheveux ondulés dernière partie de toi dépassant encore derrière le nuage de fumée. A quoi rêves-tu donc ? Tu es si distraite, ailleurs, pleinement concentrée sur ton petit jeu me donnant l’impression que plus rien ne compte pour toi que fabriquer ce rideau derrière lequel te cacher. J’observe les formes versatiles du nuage vaporeux, ses dentelles aériennes, et tente mentalement de m’appuyer sur elles, leurs volumes, pour dessiner de mémoire ton portrait fuyant. Mais tu disparais derrière ce voile évanescent, ce mince nuage de fumée. Et j’ai peur que lorsque le nuage sera parti, ton visage lui aussi aura disparu, et mon dessin, d’un coup de gomme.