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Contacts successifs #55

Le point aveugle

Dans un pays étranger, en plein hiver la nuit, traqué par des personnes, trois hommes, une femme, qui m’empêchent de prendre les photos que je souhaite sur mon parcours. Je ne réussis pas à photographier par exemple la gare dans laquelle je me suis réfugié pour leur échapper, la verrière qui se reflète au sol sur une immense flaque d’eau. Je pénètre chez une inconnue pour me cacher, une japonaise, en train de s’habiller à l’étage au-dessus. Je la photographie dans son escalier en colimaçon. Elle m’aperçoit sans bouger, me laisse partir sans crier ni me dénoncer. La poursuite se prolonge le long des voies de chemin de fer. Je me dissimule dans un recoin. Mes poursuivants pensent que je vais prendre le train qui entre en gare au même instant. Mais je reste en retrait, avant d’entrer dans le souterrain sombre d’un immense parking désert. Tous les espaces traversés, je les photographie à la hâte, sans jamais avoir le temps de réussir mes photos. J’emprunte une voiture dans le parking. Je roule prudemment sur la route enneigée. Les roues du véhicule patinent dans le vide, je risque la sortie de route à tous les virages. Je finis par perdre de vue mes assaillants. Au réveil, j’essaie de retrouver l’ensemble des images que j’ai prises pendant cette course effrénée. En vain.

Paris 4ème, 4 juin 2024

Le vertige et la stupeur

C’est un tournant. L’instant est grave. Dans la salle du Conseil des Ministres à l’Élysée, quelques ministres et la présidente de l’Assemblée sont réunis par le Président qui va leur annoncer la dissolution de l’Assemblée Nationale. On voit le Président de dos, à ses côtés le Secrétaire général de l’Élysée. Droit. La tension se lit sur les visages qui lui font face. Le Premier ministre, bras croisés, regard dans le vide, l’air abattu fait face au Président, autour de lui le ministre des Affaires étrangères se tord les mains, le dos voûté au-dessus de la table, le regard circonspect derrière ses lunettes. La présidente de l’Assemblée baisse les yeux, notant quelque chose dans son cahier, pour ne pas croiser le regard du Président qui s’adresse à elle. Le Ministre de l’intérieur, mains jointes devant la bouche, feint la surprise mais valide cette décision. Dans le miroir se reflète la silhouette de la photographe officielle de l’Élysée. Le sujet photographié est à la fois absent et présent : on ne le voit que de dos, son reflet dans le grand miroir devant lui ne nous le montre pas, un immense vase le dissimule, mais il figure au centre de cette photographie, transparaît dans le jeu du pouvoir qu’il exerce sur les autres responsables politiques à sa merci, avec sa position privilégiée.

Abdellah Ritzki

Je suis toujours fasciné par les rencontres et les échanges que permet Internet. Mais avec cet homme c’est un peu différent. Je gardais un souvenir très confus de notre rencontre à Casablanca au Maroc. La gêne, l’embarras. Il avait insisté pour me faire découvrir des endroits de la ville qui pourraient m’intéresser. Nous partagions selon lui la même passion de la photographie et de l’architecture. J’avais accepté sans conviction. Très vite nous avions fait une pause pour boire un verre, manger un bout. La discussion s’était poursuivie. Il voulait me montrer un dernier endroit avant de me quitter. La nuit était tombée. Dans un recoin sombre non de l’hôtel où je logeais. Là, il avait demandé que je l’aide. Ce que je lui offrais ne lui semblait pas suffisant. Il avait insisté, devenant pressant. Je commençais à m’inquiéter. J’avais donné un peu plus avant de m’éloigner rapidement. Avec ce sentiment de vol détourné. Le malaise de s’être fait berner, posséder. Une trahison. Depuis mon séjour là-bas, plusieurs hommes m’ont contacté pour me dire qu’après avoir lu ce que j’avais écrit sur Internet, ils avaient sans doute croisé cet homme que j’avais rencontré quelques années plus tôt. Et cela recommence cette semaine. Un nouveau message d’un journaliste allemand qui a vécu la même mésaventure. En l’écrivant à l’époque, je ne pensais pas qu’une autre personne aurait à subir ses élucubrations et ses menaces larvées dans une autre ville du Maroc. Leur récit est venu confirmer ma désagréable impression plusieurs années après, impression qui, si je ne l’avais pas écrite ni eu leur retour à son propos, aurait risqué sans doute de s’effacer avec le temps, et peut-être même de disparaître. Ce qui est vraiment étonnant c’est le scénario de base que cet homme utilise pour retenir l’attention des étrangers qu’il croise, à partir de la photographie, et comment il parvient à chaque fois à nouer avec eux une relation qui dépasse celle du guide touristique mais qui finit toujours par exiger rétribution dans une menace à peine voilée. Et ce nom qu’il donne à chacun, toujours le même, peut-être même est-ce vraiment le sien, qui permet à tous ceux qui ont eu à faire à lui, de réaliser la récidive de son délit, une arnaque bien rodée.

Rennes, Bretagne, 1er novembre 2017

Pour revenir plus tard

La place d’habitude déserte s’est remplie ce matin d’étals disparates sur lesquels s’entassent en désordre vêtements, bibelots, bijoux, poupées et livres. Des vieux objets usés par le temps sont disposés pêle-mêle à même le sol pavé, miroirs, tableaux d’amateurs ou d’enfants, jeux de société, vaisselles, meubles. Parfois, au fond de cartons dépareillés, un fouillis d’objets au rebut. Sur des pendants improvisés ou sur des cintres accrochés aux branches basses des arbres, des vêtements se balancent dans le vent. Dans ce désordre inédit, l’effervescence des exposants qui s’agitent en tous sens, cheveux ébouriffés, joues cramoisies par leurs va-et-vient, surpris de se trouver exposer aux pieds de leurs immeubles, impatients de se débarrasser de ces objets qui s’entassent chez eux, un peu honteux de les abandonner pour si peu mais soulagés d’en obtenir un gain inespéré. Je traverse cette place qui ressemble à un appartement aux murs invisibles, sans meuble, dont chaque pièce est délimitée par ses seuls objets laissés à l’abandon.


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