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Ma langue va mourir. On le dit, et sans doute en va-t-il des langues comme des civilisations, des religions. Ma langue va naître puisque j’écris, puisque nous l’écrivons, la parlons. Il faut à cette jeunesse toujours commençante le support d’une insondable vieillesse. Qui parle de décadence ? Les moribonds seulement, les muets, les traitres, les bavards, les impuissants. La langue nait d’une rupture : Elle n’en peut plus tout à coup d’être au service de ses références, de les nommer, de les refléter. La langue française est naturellement soumise au signifié : elle doit fournir des preuves, détailler des comptes, fixer des règles, donner la représentation. Mais soudain, rupture, et non pas générale, rupture dans une bouche particulière, qui devient le lieu d’origine de la révolution. En France, la langue commune est tributaire des choses et du pouvoir : elle ne crée pas, elle enregistre. Il faut se désolidariser de cette articulation normale pour que naisse - dans cette langue mienne - la jubilation d’une liberté qui jaillit de la rupture individuelle. Alors, un instant au moins, tout se retourne partir d’une bouche, et ce n’est plus le monde qui justifie les mots, car les mots l’éclairent. Il y a dans ce pays un vieux complexe de légitimation : tout doit servir et tout est reconnu par rapport la place occupe, mais qu’est-ce qu’une reconnaissance qui s’établit en délimitant ? La langue française a pour rôle d’ancrer ces limites, de les naturaliser par la nomination. Elle est aussi la substance du pouvoir. Elle est en soi médiatisante puisque, sous le prétexte de les faire communiquer, elle fige chacun et chaque chose dans sa fonction la plus servile. Ma langue est morte dans le discours culturel. Ma langue remue son propre cadavre, le tourne, le relève. Ma langue nait dans la langue morte : elle arrache la peau qui trop signifiait, elle agite en l’air ce verbe défait, et le sens lui vient comme vient le souffle sur la nudité... Cette langue-là n’est plus française dans son français : elle fait du monde son signifiant, et celui-ci modèle toute forme, car la chair se fait verbe pour que les corps soient l’avenir des mots...

Bernard Noël

Arno Calleja


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