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Contacts successifs #57

Au fond de l’inconnu

Je suis parti me promener le long du Canal de Saint-Denis. J’avais prévu d’utiliser un Vélib pour filmer des plans à vélo. Mais dans les stations croisées sur mon chemin, les rares vélos disponibles ne fonctionnaient pas. À chaque fois que je posais sur la borne la carte que m’a laissé Caroline pendant son séjour en Corse, la même réponse, impossible de prendre le vélo. Le même visuel s’affichait indiquant de consulter un technicien. À la station de la Villette, une jeune fille arrivée juste après mon départ, s’est approché de l’un des Vélibs électriques que j’avais tenté d’utiliser quelques instants plus tôt. Je l’ai vue parvenir à le prendre sans aucune difficulté. Je n’ai pas l’habitude d’utiliser de Vélib. Je ne comprenais pas comment elle pouvait parvenir à l’emprunter alors que je n’avais pas réussi à le détacher de mon côté. Au bout de trois stations, j’ai enfin réalisé ce qui se passait. J’ai ri nerveusement. Je me suis senti idiot. J’utilisais ma carte Navigo pour tenter de débloquer un Vélib, ça ne pouvait pas fonctionner !

Bois de Vincennes, 23 juin 2024

Au cœur et au courage

J’entends cette insuportable petite musique. Cette ritournelle incidieuse. Jouer avec le feu au lieu d’éteindre l’incendie. Chacun souffle sur les braises. Chacun pour soi. Il faut arrêter de se mentir, de se voiler la face. Les français ne sont pas racistes, non, « la France est, selon le ministre de l’intérieur, un pays de gens avec des réflexes culturels qui peuvent être inspirés d’une forme de rejet de l’autre ». Moi d’abord. Nous nous enfermons en nous-mêmes, repliés sur nous, sans chercher à croiser le regard de celui qu’on croise, qu’on ne connaît pas. En boucle. La peur monte. Mais de quoi a-t-on peur au juste ? Le petit sourire crispé de cet homme qui ose dire ouvertement face caméra que oui, cette fois-ci il va voter pour eux. Il se cache derrière l’expression qu’il a entendu à la télévision sans doute, qu’on répète à l’envi, « on n’a jamais essayé », cette expression bien pratique pour mieux se cacher derrière, avancer masqué, tenter de croire que cela va le sauver, car oui, il se croit perdu, rejeté, oublié, méprisé. Il en assez d’être mal traité. Il allume la télévison, il ne reconnaît pas son monde, les autres ne lui ressemblent pas. Il entend parler à longueur de journée de migrants, de chômages, de pouvoir d’achat, de déréglement climatique. La menace gronde et personne pour s’intéresser à lui. Il rejette la faute sur les autres. L’enfer, c’est les autres, ce n’est pas nouveau. Quels autres ? Ceux qui ne sont pas comme lui. Ceux qui viennent prendre sa place. Ceux qu’on lui désigne au coeur du problème. Ceux qui sont plus pauvres que lui, delaissés. Il ne comprend pas qu’on s’intéresse à eux plus qu’à lui. Ce n’est juste. Il le pense vraiment. Il a peur qu’ils prennent sa place. Il a peur de tout perdre. Mais ce n’est pas juste, il fait erreur. Cette montée de la violence est indissociable d’une forme de désinformation volontaire, les mots se vident de leurs sens, les faits détournés. La vérité n’est plus scientifique, elle émane de celui qui parle le plus fort, qui parvient à répétér en boucle son message, à vide, en le diffusant sur toutes les ondes complices, jusqu’à le rendre incontournable, d’une évidence désarmante. Un lieu commun. La société toute entière. Dans ce lent engourdissement qui propage le sentiment de l’inéluctable.

Faire front

L’attente est insupportable. Les heures inlassables. Ce qui dure plus longtemps que le temps imparti. Le doute envahit tout. L’espace se replie sur lui-même. L’effacement des sons de la ville. Tout autour de nous en est contaminé. On ne pense plus qu’à ça. C’est entêtant. Dès qu’une date est enfin fixée, une heure de rendez-vous prévu, le soulagement est immédiat. Un poids en moins sur les épaules. On se redresse. On respire mieux dans cette position. L’air semble plus léger. Pourtant rien n’a changé. Il faudra tout de même se rendre sur place, mais ce qu’on croyait redouter soudain s’adoucit. L’incertitude est un tremblement qui nous perturbe, nous fait perdre la tête.

Paris 11ème, 4 décembre 2016

Les temps modernes

Cet homme, je le connais depuis longtemps. C’est un vieil habitué de la bibliothèque. Il venait déjà lorsque j’y suis arrivé en 2016. Il a participé à plusieurs de mes ateliers, toujours aimable, curieux, posant des questions. Après la fermeture de la bibliothèque pour les travaux de rénovation, temps de fermeture qui s’est prolongé en partie avec la période de pandémie, lorsque la bibliothèque a rouvert, cet homme n’est pas tout de suite revenu. J’ai eu du mal à le reconnaître à son retour. Il avait changé, pris un coup de vieux, ses cheveux plus gris, sa silhouette plus mince que dans mon souvenir, il avançait légèrement voûté. Il ne m’a pas tout de suite reconnu, puis il m’a salué timidement. Plusieurs fois il m’ a demandé conseil, mais il semblait ne pas vraiment s’intéresser à mes réponses, non qu’il les remettait en cause, mais parce qu’au fond cela ne l’intéressait pas vraiment, comme si ce dialogue forcé ne lui était pas nécessaire et qu’il voulait juste le vérifier, en avoir le cœur net, cet échange était devenu intitule. Je ne l’ai pas tout de suite compris, c’est venu peu à peu. Chaque fois que je le voyais, il semblait de plus en plus refermé sur lui-même. Ses vêtements plus sales, recouverts de poussière, les cheveux ébouriffés, une barbe de trois jours. Son sac à dos semblait élimé au point de se réduire en poussière au moindre geste un peu trop vif. Il parlait tout seul en lisant le journal ou en consultant des informations sur Internet. Il est entré aujourd’hui, sans me saluer, tête baissée. Ce fut un choc. Il a été chercher des journaux, s’est assis pour les lire. Son pantalon marron était maculé de taches de saleté, sa chemise crasseuse, l’un des verres de ses lunettes, sans doute cassé, avait été réparé à la hâte avec un bout de tissu bleu provenant d’un masque pour le Covid. Ses vieilles chaussures étaient ouvertes à l’avant, le cuir découpé à l’extrémité laissait apparaître ses doigts de pieds sales, ses lacets noués à la cheville maintenaient l’ensemble tant bien que mal. L’air triste, perdu, ailleurs. En le regardant, j’ai pensé à Charlot. Et je me suis demandé comment Charlie Chaplin avait-il pu nous faire rire si franchement avec son personnage de clochard ?


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