L’esprit d’escalier
À l’intérieur du métro, à la correspondance de la station Bastille, montant les marches de l’escalier pour rejoindre la ligne 1 depuis la 5, derrière l’homme qui vient de chanter en jouant de la guitare dans notre rame, nous assistons à une scène insolite. L’homme se retourne vers un homme noir, descendant l’escalier, boitillant, une jambe dans le plâtre, en s’aidant pour avancer non sans mal avec ses béquilles. Le musicien lui adresse la parole pour le mettre gentiment en garde sur les dangers des escaliers pour quelqu’un blessé comme lui, mais l’autre le prend mal. Il s’offusque, de quoi tu te mêles ? pourquoi tu m’adresses la parole ? je ne t’ai rien demandé ! Le musicien tente de se justifier. Il lève le bas de son pantalon, gardant l’équilibre sur une jambe au risque de tomber, pour montrer à son vis-à-vis une cicatrice impressionnante, encore rouge, au niveau de sa cheville. Il dit qu’il s’est blessé récemment dans ces escaliers et qu’il veut juste le prévenir, qu’il fasse attention à cet endroit qu’il juge dangereux. Mais l’autre se détourne en pestant, énervé, continuant de lui dire de se mêler de ses affaires, que cela ne le regarde pas ! Nous sommes entre les deux, suivant leur divergence sans en comprendre ni le sens ni l’exagération.
Chez ma tante
C’est un livre, je le remarque tout de suite. Un livre au sol. Je fais tout pour ne pas rester obnubilé par ce détail qui accapare un certain temps mon attention. Ce n’est pas un détail pour moi. Je dois animer une formation sur les ateliers d’écriture à destination de mes collègues bibliothécaires du réseau parisien. Ils sont douze assis autour de la table. Ils m’écoutent attentivement, posent des questions. Je suis ravi de transmettre ce savoir-faire. C’est comme un passage de relais. Je continue à animer des ateliers d’écriture de loin en loin, mais cela me plaît de former désormais des bibliothécaires. J’oublie un temps le livre que j’ai vu en entrant, le livre qui traîne au sol, dans cette salle de formation, au quatrième étage du Crédit Municipal de Paris, anciennement Mont-de-piété. Depuis sa création et son implantation dans le Marais en 1777, le Crédit Municipal prend en gage des biens contre un prêt correspondant à la valeur de l’objet aux enchères. À l’étage où se trouve la salle de la formation, les services de la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris accueille les Ressources humaines, le Courrier, la Mission Cinéma et Paris Film, bureau en charge de l’accueil des tournages à Paris. Au moment d’expliquer le type de livres dont je me sers pour animer mes ateliers, j’évoque une écriture qui sort des sentiers battus, qui expérimente, loin des grands succès de librairie. Et là, l’image du livre par terre me revient. C’est un livre d’Anna Gavalda, Ensemble, c’est tout. Il sert de cale au bout du pied estropié d’une des tables.
Une liberté soudaine et terrifiante
Je suis celui qui parle de la marche. Je ne parle pas, je marche en parlant. Je marche et j’écris sur la marche, la marche à petits pas, la marche sans précipitation, la marche qui se fait simplement en avançant, en posant un pied devant l’autre, toujours le même mouvement répété, en suivant le même chemin. La marche est un même endroit, à chaque pas, mais plus loin, en suivant le chemin qui s’étire, le sol qui avance sous mes pieds. Je marche et je ne m’arrête pas, je continue sans arrêt, j’avance sans raison précise, la marche pour marcher. Je marche sans but, pour le plaisir du mouvement, pour l’espace qui s’ouvre sous mes pieds. La marche n’a pas besoin de raison, c’est une fin en soi. Je suis celui qui marche, et dans la marche, il n’y a que le fait de marcher, pas de destination. La marche est le chemin et le chemin est la marche. Chaque pas est identique et différent, chaque pas est neuf et ancien, chaque pas répète le pas précédant, mais chaque pas reste unique, un passage, un monde. Je suis celui qui marche sans penser, je marche et je deviens la marche, mon corps suit le mouvement, les pieds se posent sans que j’y pense, les jambes avancent sans réflexion. La marche est l’absence de pensée, c’est être là sans y être, c’est être ailleurs en étant ici. Je suis celui qui marche et qui pense sans penser, qui pense par les pieds, par les jambes, qui pense par le corps en mouvement. Quand je marche, je suis dans le rythme, dans le battement, dans la répétition. La marche est un poème sans mots, une mélodie sans son, un rythme sans mesure. Je suis le marcheur, le pas après le pas, le pied devant le pied, la mesure de la marche est le battement des pieds sur le sol. La marche est un passage, chaque pas est une ligne du poème, une phrase qui s’écrit et s’efface aussitôt, chaque pas est un mot qui se dit sans voix. Je marche et le chemin devient le texte, et la marche devient l’écriture. Quand je marche, je vais quelque part sans y aller, le quelque part est à chaque pas, le quelque part se déroule sous moi. La marche est une écriture continue, une écriture sans fin, une écriture de l’instant qui s’efface dans l’instant. Je marche et je marche encore. C’est toujours le même mouvement, le même rythme, pourtant chaque pas est une nouvelle ligne, chaque pas est un nouveau début, le même début qui recommence. Je suis celui qui marche, celui qui recommence, celui qui avance pour avancer, celui qui est dans le mouvement. Quand je marche, je suis dehors et dedans, je suis dans le monde et en dehors du monde. La marche me met à distance, elle me sépare de tout, elle m’enferme dans le mouvement. Le monde défile autour de moi, il est là sans être là, je passe dans le monde comme un souffle, comme un passage, je marche dans le monde sans être du monde. La marche me rend invisible, je deviens la marche, je ne suis plus là, il n’y a que le chemin, il n’y a que les pas qui se succèdent. Je suis celui qui marche sans parler, je suis celui qui marche sans but, je suis celui qui marche pour marcher. La marche est le chemin et le chemin est la marche. La marche est le texte et le texte est la marche.
Une pierre pour rêver
Lire une page de livre, lever les yeux, puis la relire. Si le texte est le même, vous êtes dans la réalité. Si non, vous êtes en plein rêve. En lisant ce matin cet article sur France Culture, les derniers fragments de mon rêve de cette nuit me reviennent en mémoire. Sous le sommeil exactement. C’est l’inverse que j’ai vécu cette nuit. J’avais beau faire, je ne parvenais pas à améliorer mon rêve. Plus j’essayais d’y corriger les fautes que je laissais malgré tous mes efforts sur le texte que j’écrivais plus elles réapparaissaient à chaque fois que je relisais la page. Comme cette goutte de sang sur la clé qui ne disparaît jamais quoi qu’on fasse pour l’astiquer, la nettoyer, dans le conte de La Barbe Bleue, de Charles Perrault. Je dors, je rêve. Je ne décide pas de voler, de m’élever haut dans le ciel. À chaque inspiration, je tente juste de corriger ma phrase, l’erreur qui la défigure, mais je n’y parviens pas. Je me tourne d’un côté, de l’autre, dans mon lit, en vain. Je suis incapable de maitriser mon rêve en plein sommeil, je ne serai jamais un rêveur lucide. Je suis incorrigible.