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Faire de notre mémoire le réceptacle de sensations uniques

Françoise Héritier est ethnologue et anthropologue. Elle a succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France, inaugurant la chaire d’« étude comparée des sociétés africaines ».

Dans Le sel de la vie, [1] ouvrage que m’a conseillé Anne Savelli il y a quelques semaines, Françoise Héritier répond à une carte postale que lui adresse son médecin et ami, le professeur Jean-Charles Piette, lors d’« une semaine volée de vacances en Écosse » en lui expliquant que c’est plutôt sa vie que le médecin vole quotidiennement puis s’en suit une phrase sur quelques quatre-vingts pages exprimant les petits riens de la vie qui en font le sel.

Dessin à la craie par Jordane Saget, Quai de Valmy, Paris 10ème, avril 2016

Dans une longue mais très stimulante énumération parsemée de souvenirs personnels l’auteur nous invite à nous ouvrir à tout ce qui nous entoure en toutes circonstances afin de faire de notre mémoire le réceptacle de sensations uniques : « ... se donner du mal pour une broutille, craquer des allumettes, faire briller des cuivres, somnoler à une conférence ennuyeuse, faire des mots croisés difficiles, jurer comme un charretier si des objets s’obstinent à se mettre en travers, et de préférence en breton (cor saout, nom de dié mach’er, orthographe non garantie), ne pas être dupe des attentions flatteuses et ciblées, succomber à la tentation gourmande, grimper aux Tours de Notre-Dame et rêver d’aller au Machu Picchu, recevoir par le travers l’écume des chutes du Niagara, faire le tour d’un énorme baobab, tirer l’eau d’un puits à la force des bras et sans poulie, se sentir protégé par une moustiquaire... »

tenir un engagement qu’on ne pensait pas être en mesure de mener à bien, revoir une vieille photographie et se souvenir avec une précision tenace et surprenante de tout ce qu’on vivait à l’époque, pleurer à chaque fois qu’on revoit City Lights et Limelight de Charles Chaplin, être surpris en revoyant Le Guépard de Luchino Visconti dont on gardait un souvenir en demi-teinte, d’un film d’une grande beauté, avec un touchant Burt Lancaster décrivant l’amour sur un ton de nostalgie désabusée : « un an de passions et de flammes, trente ans de cendres », les reflets sur les vitrines des boutiques, manger les premières fraises de la saison, et les premières cerises, voir un enfant se parler à lui-même en pensant que personne ne l’observe et que cette voix intérieure entre en dialogue avec lui, lui parle et l’accompagne en lui apportant parfois des réponses que personne d’autres ne lui offre, avoir dîné dans le restaurant L’Arpège d’Alain Passard, garder la surprise du damier de saint-jacques et truffe noire que l’on y a mangé, essayer de deviner ce que pensent les femmes qu’on croise dans la rue et qui soutiennent votre regard en souriant, tendre l’oreille quand on me parle et se rendre compte que ce geste est lié à l’âge mais qu’il garde une forme d’inclinaison qui n’est pas si ridicule, prendre un disque au hasard dans une bibliothèque, dont on ne connaît ni le groupe ou le musicien, et dont la seule image de la pochette nous attire par son graphisme, le titre ou la couleur de l’image, pouvoir revoir sans jamais se lasser plusieurs films parmi lesquels La règle du jeu, de Jean Renoir, Vertigo d’Alfred Hitchcock, et La jetée de Chris Marker, veiller si tard, une fois toute la famille couchée, pour travailler encore un peu avant d’aller se coucher totalement épuisé, sans douter qu’on puisse avoir du mal à trouver le sommeil, se sentir rassuré d’avoir toujours sur soi un carnet sur lequel on pourrait écrire, tout en sachant que cela fait bien longtemps qu"on n’y écrit plus une ligne, préférant d’autres outils, comme une tablette ou un simple bout de papier, s’obliger à attendre que le feu piéton passe au vert avant de traverser même s’il n’y a aucune voiture ni aucun danger à l’horizon, surtout en présence d’enfants, lire la page 48 de n’importe quel livre, aller au cinéma en famille, s’asperger de parfum, prendre le temps de rentrer à la maison après une journée de travail en se rappelant les heures passées pendant plusieurs années en allant travailler en banlieue, en train, le soleil, le bleu du ciel promesse de promenade et de photographies, les gouttes de pluie ruisseler après une averse, descendre les marches d’un escalier en ayant l’impression qu’on ne touche plus le sol, marcher jusqu’à la fatigue, se perdre dans une ville qu’on connaît très bien, dans un quartier qu’on fréquente depuis longtemps, regarder défiler les paysages dans le train et cette rêverie que ce mouvement déclenche en soi presque automatiquement, dormir à côté de la femme qu’on aime, l’entendre respirer, sentir sa chaleur, regarder le ciel étoilé l’été à la campagne ou au bord de la mer, loin de la pollution électrique des grandes villes, feuilleter un livre qu’on ne lira pas, boire un café en terrasse, voyager, prendre des photographies, le rouge et le vert, reconnaître une voix, l’impression de froid au moment où le soleil se couche, cette chute de température si soudaine comme lors d’une éclipse, le bleu du ciel l’été, un ciel sans nuage, regarder un couple s’embrasser à la dérobée, boire une bière bien fraiche, transpirer, lire à voix haute, penser à voix basse, trouver un miroir brisé dans la rue, photographier des touristes ou des passants ouvrant une carte ou consultant un plan de ville, noter des idées ou dessiner un schéma pour mieux appréhender ce qu’on souhaite exprimer, ce qu’on a dans la tête, cette satisfaction du trait sur la feuille qui est à la fois une écriture et un dessin, qui libère l’esprit, l’ombre d’un arbre sur le mur de la ville, une ville sans voiture, l’odeur persistante des oignons sur nos doigts quand on cuisine, l’odeur d’amande douce de la colle, les flaques d’eau dans lesquelles les immeubles et le ciel au-dessus d’eux se reflètent, les baisers de mes filles qui deviennent si rares avec le temps, un dessin à la craie au sol ou sur un mur et ce qu’il évoque de l’enfance, l’humour noir, le temps qu’on passe parfois sur des choses insignifiantes, au travail souvent, les expressions de nos enfants, la dernière en date qui me laisse songeur, dire elle est douce d’une femme pour dire elle est belle, les endroits dans lesquels on sait pertinemment qu’on ne se rendra jamais, comme s’ils libéraient en nous du temps et de l’espace pour tous ces lieux qu’on rêve de découvrir, terminer un texte qu’on avait pas prévu de commencer, conduire fenêtres grandes ouvertes et musique à fond dans l’habitacle, sentir l’air glisser sur sa peau, le vent dans les arbres, découvrir un mot inédit, le dernier en date, sophora qui est un arbre dont le nom est d’origine arabe signifiant arbre de miel à cause de ses fleurs mellifères. Il est également appelé arbre des pagodes, car il était souvent planté près des temples bouddhistes chinois, les bruits de pas dont on tente de deviner la silhouette de la personne qui les produit et qui nous emporte un instant avec eux, loin de nous, fermer les yeux à n’importe quel moment de la journée où il faudrait mieux les garder ouverts, me connecter ce qui signifie souvent m’éveiller, se souvenir que le 10 mai a longtemps été une date dont le souvenir faisait battre mon cœur mais que je laisse désormais passer, que j’oublie, devenue indifférente, un parking désert, une nuit de pleine lune, admirer les reflets des néons de couleurs sur le bitume humide, la nuit après une averse, découvrir par hasard sur la photographie d’un inconnu le visage d’une personne qu’on connaît depuis longtemps, collectionner des images, photographies, dessins, peintures, collages de visages, se promener dans une maison déserte, abandonnée ou dans un appartement la nuit, à la seule lumière de la lune ou des réverbères de la rue en contrebas, être parisien, un clin d’œil, un sourire en coin, ton écoute attentive, nos passions communes, et finalement écrire un texte contre toute attente.

Dessin à la craie par Jordane Saget, Rue Chapon, Paris 3ème, avril 2016

[1Françoise Héritier, Le sel de la vie, éditions Odile Jacob, 2012


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