Un rôle dans cette comédie
Un attroupement devant le restaurant, mais de loin je ne suis pas sûr qu’ils attendent vraiment leur commande à l’extérieur. Dans le doute je m’approche pour vérifier. À leur hauteur, je me rends compte qu’il ne s’agit pas de clients, mais de professionnels de la mode en pleine séance photo. Autour d’une jeune femme blonde entièrement vêtue de Louis Vuitton (jupe et chemisier blanc parsemé du logo de la marque). Elle tient en laisse un Dalmatien qui a du mal à rester sagement à ses côtés. Sous le regard désabusé de la cuisinière du restaurant qui observe leur manège d’un air désabusé, une charlotte sur ses cheveux à demi cachés sous la capuche de son sweat-shirt. Je la salue et j’entre passer ma commande tout en discutant avec elle de ses intrus qui se servent de son pas de porte pour prendre leurs photos. Un jeune homme dirige un appareil à soufflerie pour faire voleter les longs cheveux blonds de la modèle. Une jeune femme s’occupe du chien pour qu’il regarde dans la direction de la caméra. Elle le récompense quand il est sage et qu’il ne tire pas trop la laisse de la jeune modèle. À ses pieds une lourde valise aux couleurs de la marque. Tout est si artificiel. Un homme tient tant bien que mal la lumière de réflecteurs qui lutte en vain contre ce jour gris, dans cette rue sale, renforçant cette impression décalée d’un monde parallèle.
C’est l’heure où les ombres se penchent
Qu’est-ce qu’on peut faire pour préparer le voyage à venir ? Les chambres d’hôtel sont déjà réservées dans les différentes villes, entre Osaka et Tokyo, sur les deux îles de notre séjour, entre Noashima et Teshima. Quelques-uns de nos trajets en train ont été achetés au préalable par une amie japonaise sur place. On prépare les valises. Deux jours avant le départ, rien ne presse. On feuillette des guides empruntés à la bibliothèque sans conviction. Toute cette agitation pour lutter contre l’attente. Je cherche les endroits où j’irais me promener seul pendant que Caroline, invitée au Japon pour le travail, rencontrera son client. J’utilise Street View que je n’ai plus utilisé depuis plusieurs années. Je me projette dans des endroits au hasard. Je fais des rencontres étonnantes. Il y a dans tous les départs une peur secrète de ne pas trouver ce qu’on espère y voir sans savoir précisément ce que c’est, craignant de partir à l’aventure sans rien avoir préparé, se retrouver sur place un peu perdu et regretter de n’avoir pas mieux préparer son voyage. Mais c’est cette incertitude qui nous pousse à voyager. Le lâcher prise, le pas de côté. Accepter de perdre ses repères. Improviser chaque jour en fonction de la météo, des impératifs de travail, en restant à l’écoute de ses envies et de son humeur. Après le contrecoup du décalage horaire des premiers jours, cette sensation de flottement, les jambes cotonneuses, la tentation de vivre deux journées en une, ici et là-bas, ce décalage qui nous perturbe si on n’y prête trop attention.
Le silence emporte la parole vers les profondeurs
Depuis plusieurs nuits, j’aperçois mon oncle décédé il y a quelques mois, qui traverse discrètement mon rêve, sans que je le reconnaisse tout de suite. J’identifie sa présence un peu fantomatique au dernier moment, lorsque je m’éloigne d’une pièce ou qu’un nouvel événement m’attire brusquement ailleurs. C’est lui, je le sais. Le plus dur dans ces lambeaux de rêves où il ne fait qu’apparaître furtivement, c’est qu’il ne me parle jamais, c’est à peine s’il sourit. Je reconnais sa silhouette, son air bonhomme. Mais c’est surtout son regard qui me marque le plus. Il garde toujours un œil sur moi. Il me regarde mais je ne le vois qu’au dernier moment. Je ne sais pas ce que cela veut dire, à part qu’il me manque.
Sur un malentendu on sait jamais
Dans la rue, plusieurs fois de suite dans la journée, en croisant des passants, je remarque en arrivant à leur hauteur, les yeux dans les yeux, que leur regard s’arrête sur moi un peu plus longtemps qu’habituellement. Je me demande ce qui agrippe ainsi leur regard sur moi. La première idée qui me traverse l’esprit est inquiète, je me demande ce qui en moi peut retenir l’attention, est-ce un détail vestimentaire, une ombre sur mon visage, un air fatigué, ou perçoivent-ils au contraire une bonne humeur que je ne contrôle pas, décèlent-ils dans les traits de mon visage, l’esquisse d’un sourire, le début d’un échange, d’une demande ou d’une envie, ne serait-ce qu’un signe en partage ? Leur attitude intriguée ne dure qu’un instant, peut-être que c’est mon regard un peu insistant sur eux qui déclenche en eux cette attitude fugace, d’un regard qui va au-delà d’un simple coup d’œil, qui s’apparente à la cible qu’on vise dont on dit que pour réussir à l’atteindre il faut viser au-delà de la cible, loin derrière elle. Difficile en tout cas de reconnaître qui est à l’origine de cet échange. Qui vise et qui est la est la cible ?