| Accueil
Contacts successifs #85

C’était un rendez-vous

Je marche vite, je ne regarde pas devant moi, le rythme de mes pas est irresisitible. Je ne sens pas mon corps, ni le froid, ni l’effort. Mes pieds effleurent à peine le sol, l’impression d’avancer sur un coussin d’air, malgré le courant d’air froid. Je ne vois pas ce que je filme, image par image. Ni les passants que je croise. La plupart ne remarque pas que je suis en train de filmer. La caméra est si petite, à l’intérieur de ma main droite. J’avance sans m’arrêter. Je me projette en avant, avec une cadence soutenue. Je devance l’appel. Je n’ai rien vu pendant tout le trajet, je me souviens juste de la silhouette évasive des piétons, de la lumière qui baisse avec la nuit qui vient, les nuages orangées en arrière-plan de la statue de la République, la lumière électrique d’un feu rouge ensanglant le tronc d’un arbre, la façade étroite d’un immeuble qui se profile aiguisée dans le bleu du ciel, mais dès que je rentre à la maison et que je regarde les images filmées, je m’y retrouve entièrement projeté.

Paris 10ème, 25 janvier 2025

Dans l’espace poreux du rêve

Ils sont entrées tous les deux dans la bibliothèque, du mal à avancer ainsi enlacés. Vêtus de leurs vestes noires, épaisses mais sales, usées aux manches. Ils se sont installés au dernier étage, assis par terre, adossés contre un mur. Une collègue qui les a vu dans cette position inopportune leur a demandé de descendre s’asseoir sur les chaises ou les fauteuils disponibles dans le reste de la bibliothèque. Ils se sont déplacés, non sans mal, titubants. Quelques minutes plus tard, lorsque je suis rentré de ma pause, je les ai retrouvé allongés l’un à côté de l’autre. Ils s’étaient recroquevillés dans un recoin minuscule de l’escalier, un vide au centre de sa structure, enlacés l’un contre l’autre, jambes croisés, ils se souriaient, dans l’insouciance que seuls leur état d’ébriété et les longues semaines hivernales passées dans la rue, peuvent expliquer. En les voyant, légèrement au-dessus d’eux, en plongée, j’ai pensé que ce vide dans le bâtiment trouvait enfin un usage imprévu. Je me suis vite ravisé. Avec mes collègues nous leur avons demandé de sortir de cette cachette. Ils n’ont pas apprécié notre suggestion. Ils sont sortis en insultant mes collègues au passage. Curieusement, je garde d’eux leur sourire édenté, les yeux brillants, dans leur complicité avinée. Il y a des rêves où l’on se retrouve dans de telles situations. Le corps cherche sa place et se niche dans les endroits les plus saugrenus, inhabituels. Le plus étonnant c’est qu’on s’y sent bien rêve dans ces endroits. Mais ici, leur vie est à l’envers, un cauchemar.

Ce n’est pas un hasard

Ma voix, je ne reconnais plus ma voix. Ce que j’aimais dans ma voix, grave et cheleureuse, lorsque je lisais à voix haute, lorsque j’enregistrais des textes. Celle que les autres aimaient écouter, complimentant la voix avant même le texte lu, se trouve altérée. Quand j’écoute un enregistrement de ma voix, ce que j’entends ne correspond pas à ce que j’attends. Quelque chose a changé. Aujourd’hui ce n’est plus la même vibration, j’y décèle un léger voile éraillé, un grain, une usure qu’il n’y avait pas avant. Un souffle, un écho qui n’existait pas avant. C’est un peu comme si un autre parlait à ma place. C’est moi qui parle, ma bouche s’ouvre, j’articule des mots, mais ceux qui sortent, ceux que j’entends ont une tessiture différente. Je n’arrive pas à comprendre ce qui a changé. Au début, j’ai pensé que c’était la fin d’un rhume, peut-être une fatigue passagère. Je ne contrôle plus ma voix. Elle me devance, elle se détache, elle se déploie comme elle l’entend. Je me demande comment je réagirais si demain, en parlant, je me mettais subitement à entendre la voix d’un autre à la place de la mienne. Est-ce que ce serait différent si elle disait autre chose que ce que je veux dire ?

Brest, Bretagne, 20 janvier 2011

Un sépulcre au lieu d’une effigie

Je regarde le visage de Jean Echenoz sur une photographie. Je me souviens l’avoir croisé à Paris dans un café du 11ème arrondissement il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui, dans son visage qui a vieilli, ce sont les traits de mon grand-père paternel que j’y reconnais. C’est troublant cette ressemblance. Le même regard malgré les cernes, les cheveux ternes malgré leur volume inchangé, les joues rebondies, amollies par l’âge et l’alcool et les traitements médicamenteux. Je reconnais le visage mon oncle dans celui de mon grand-parent, et cette étonnante parenté avec celle de l’auteur de L’Équipée malaise, me trouble. Dans Vie de Gérard Fulmard, il écrit : « Je ressemble à n’importe qui en moins bien. » C’est un homme d’un âge avancé désormais, cheveux blonds virant au gris, visage marqué par le poids des années, traits alourdis, cernes profondes sous des paupières épaisses, la peau trop pâle. Au milieu du front, le pli du lion creuse une entaille nette entre ses sourcils. Il porte une veste noire, ses lunettes de soleil dépassent de sa poche extérieure, une chemise bleutée à petits carreaux boutonnée jusqu’au col, un pantalon en toile légère, des chaussures en cuir. Une expression lasse, un regard tourné vers l’extérieur, comme absorbé, ailleurs. Debout, dans la rue, il passe lentement le bout de son doigt sur l’ongle de l’autre main, un geste mécanique, absent de toute intention.


LIMINAIRE le 02/02/2025 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube