Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Arthur Rimbaud, Le Dormeur du val
Le texte d’Un homme qui dort de Georges Perec s’ouvre, tout comme les premières pages de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, en mettant en scène un personnage aux prises avec des états intermédiaires de réveil et d’endormissement : « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes ». [1]
Lieux où j’ai dormi est un projet inachevé dans lequel Georges Perec avait entrepris un « inventaire aussi exhaustif et précis que possible » de tous les lieux où il avait dormi « dans le but avoué de produire un vaste travail mémoriel qui, en partant de la remémoration et de la description de ces lieux, aurait multiplié les éclats de souvenirs afin de générer une écriture autobiographique déviée où l’espace aurait acquis préséance sur le temps ». [2]
Georges Perec décrit le travail de la mémoire dans Espèces d’espaces : « Je garde une mémoire exceptionnelle, je la crois même assez prodigieuse, de tous les lieux où j’ai dormi, à l’exception de ceux de ma première enfance – jusque vers la fin de la guerre – qui se confondent tous dans la grisaille indifférenciée d’un dortoir de collège. Pour les autres, il me suffit simplement, lorsque je suis couché, de fermer les yeux et de penser avec un minimum d’application à un lieu donné pour que presque instantanément tous les détails de la chambre, l’emplacement des portes et des fenêtres, la disposition des meubles, me reviennent en mémoire, pour que, plus précisément encore, je ressente la sensation presque physique d’être à nouveau couché dans cette chambre ». Suite à l’hôtel Crystal est un ouvrage qui se présente comme une série de descriptions très précises de chambres d’hôtel du monde entier, dans lesquelles a séjourné Olivier Rolin. Dans chaque chapitre, la description d’une chambre sert de point de départ au récit des aventures du narrateur.
L’œuvre est présentée comme un roman, « une autobiographie rêvée » qui débute justement par la citation de Georges Perec, tirée d’Espèces d’espaces, l’auteur nous explique qu’il a l’intention de réaliser le projet qu’avait Perec de décrire les chambres où il avait séjourné.
Avec Chambres, Armelle Caron remet ses pas dans ceux de Perec pour s’approprier, avec beaucoup de pudeur et d’humour, l’expérience perecquienne d’une remémoration totalisante des lieux de sommeil de son passé.
En suivant la méthode de Perec, Armelle Caron tente de dresser l’inventaire géographique et cartographique de son passé, nous racontant ses trente trois chambres, de l’enfance à aujourd’hui. Ses petits croquis sont accompagnés de textes très courts tapés à la machine Underwood forment des compositions fragiles qui agissent sur nous comme autant de « petite madeleine ».
Dormir : Entre ennui et fascination
Le sommeil, le rêve et la mort sont considérés en occident comme des absences structurantes propices au développement de l’être humain. On parle de sommeil réparateur, on dit que l’on fait son plein de sommeil. Si l’on a bien dormi on est d’ attaque. Et le sommeil est d’or.
Avec la mort le repos est éternel, on rejoint la dernière demeure. Il arrive aussi qu’on se réveille la nuit dans son lit en ayant fait de mauvais rêves ou des cauchemars.
Dans Le lit, l’ouvrage d’Alecia Beldegreen, celle-ci analyse les différents rôles au cours des époques et des cultures, elle affirme que s’il est aujourd’hui associé à la vie privée, le lit était autrefois synonyme de vie publique. En France, à l’époque de Louis XIV, il n’était pas rare d’en posséder trois ou quatre selon leur utilité : lit de parade (où les maîtresses recevaient leurs visiteurs), lit de travail (où les femmes accouchaient), lit de justice où le roi faisait ses assemblées formelles).
Du 1er au 9 avril 1979, Sophie Calle invite vingt-huit personnes à venir dormir chez elle. L’artiste enregistre les personnes qu’elle a invité à dormir dans son propre lit en les prenant en photo et en leur posant toute une série e question sur le sommeil.
« Sophie Calle envisage cette fois le sommeil comme une absence à soi-même, écrit Cécile Camart [3] ».
Cette modalité de l’absence que Jacqueline Risset, dans Puissances du sommeil, décrit comme impossible à saisir, c’est au creux des draps, bien blottis dans les empreintes des individus précédents, que les dormeurs passent dans le monde du rêve, remettant leur vie, leur présence, entre les mains de Sophie Calle.
La série photographique de Jean-Louis Tornato, Sleeping/Nights, poursuit le travail de Sophie Calle en automatisant la prise de vue et en ajoutant à ces photographies le récit journalier du dormeur et ses rêves nocturnes. Dans la série photo Apnées, Philippe De Jonckheere est parvenu à faire, comme la réalisation d’un fantasme ancien, celui d’emmener avec lui son appareil-photo dans ses rêves, et comment la photographie, chaque matin, de chacun des lits dans lesquels il avait dormi, associée à une photo prise la veille, donnait à cette dernière « une tournure comme extraite du réel », pour reprendre ses termes.
Si nous ne dormons pas dans un lit nous dormons toujours quelque part, ce quelque part pouvant aller jusqu’au « nulle part » tant le lieu du sommeil et les conditions du sommeil sont éloignés des usages : dormir dans la rue. Toute image représentant le sommeil repose donc sur un postulat : il faut un lieu pour dormir. Les diapositives de Sleepers sont projetées à l’aide d’un timer et d’un projecteur zoom grand angle, posé à même une table, tout près du mur, afin que l’image soit petite, suffisamment discrète pour créer avec le visiteur une forme d’intimité. Francis Alÿs nous montre dans ce dispositif une succession d’individus dormants à même le sol dans les rues de Mexico.
Filmer la banalité du quotidien
YouNow est une application de livestreaming lancée en 2011 qui permet de filmer puis de partager de courtes vidéos à l’aide de son iPhone. YouNow est très populaire, notamment chez les adolescents. Les utilisateurs de YouNow filment la banalité de leur quotidien.
« Certains utilisateurs se filment intentionnellement en train de dormir, décrit Carole Boinet dans son article des Inrocks. Le hashtag #sleepingsquad permet de retrouver les vidéos d’adolescents et de jeunes adultes écroulés dans leurs lits, lumière éteinte ou non. Ce type de vidéos témoigne d’un besoin toujours plus grand de dévoiler son intimité. Une démarche rappelant celle des bathroom selfies, ces autoportraits pris dans une salle de bain. En se filmant en train de dormir, dans un moment de total lâcher prise, ces jeunes internautes cherchent à se dégager de toute mise en scène pour mieux exposer la vérité dans sa touchante nudité ». En 1963, Andy Warhol filme son amant, le poète américain John Giorno, en train de dormir. Cette œuvre, diffusée dans l’exposition du Palais de Tokyo, I Love Giorno, qui dure cinq heures, s’intitule Sleep.
Le film consiste en un montage de segments. Le film était initialement prévu pour durer huit heures, soit la durée moyenne d’une nuit de sommeil, et donne l’illusion d’un plan séquence, alors qu’on peut voir à la projection que certains passages reviennent plusieurs fois.
« Le sommeil rétablit la relation avec le lieu comme base. En nous couchant, en nous blottissant dans un coin pour dormir, nous nous abandonnons à un lieu – il devient notre refuge en tant que base. Toute notre œuvre d’être ne consiste alors qu’à reposer. Dormir, c’est comme entrer en contact avec les protectrices vertus du lieu, chercher le sommeil, c’est chercher ce contact avec une espèce de tâtonnement. Celui qui se réveille se retrouve enfermé dans son immobilité comme un œuf dans sa coquille. Cet abandon à la base qui offre en même temps un refuge constitue le sommeil par lequel l’être, sans se détruire, demeure suspendu ».
Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant, Vrin, 1990
Le voyeurisme à l’heure de la web-réalité
RealLifeCam est un site internet qui permet d’observer en continu, sept jours sur sept, des gens chez eux grâce à des webcams installées dans toutes les pièces de leurs appartements. La cuisine et le salon sont en libre accès, pour les chambres et la salle de bain c’est payant : un abonnement en tant que membre à 29,95 dollars par mois permettant d’observer six appartements, et un abonnement Premium à 44,95 dollars mensuel pour voir l’ensemble des appartements et suivre le quotidien de Leora et Paul, Maya and Stephen, Dasha et Demi, Nina et Kira, Zoya et Lev, Adriana et Daniel, Carina et Sabrina, Nora, Milana, et Kamila, Suzan et Hector, Nelly et Bogdan, ou bien encore Taya et Yarik.
« Tous les appartements sont occupés par des jeunes couples, écrit Marine Couturier, excepté une colocation. C’est le site qui fournit l’appartement et paye le loyer. La durée du séjour varie en fonction de la vie des participants (grossesse, séparation, travail etc.). Certains sont sur RealLifeCam depuis des années, d’autres ne restent que quelques mois ».
Pas de mise en scène, de défis ou de stratégies destinées de la télé-réalité, avec RealLifeCam. Le public qui suit la vie quotidienne de ces couples sur RealLifeCam, dans tout ce qu’elle a de plus banal, en les observant traîner sur leur canapé, en regardant la télé, passant des coups de fils, lisant ou se faisant à manger, assistent également à des moments plus intimes.
« Le voyeurisme a toujours été très présent, écrit Michael Stora, psychologue et psychanalyste, également cofondateur de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH), bien avant la télé-réalité. Elle a seulement contribué à le mettre en scène. Si elle a autant de succès c’est parce qu’elle agit comme une sorte de miroir dans lequel les gens se reconnaissent. Elle leur permet aussi de faire le psy ou le journaliste ».
La dormeuse, d’Anna Malagrida présente une chambre au centre de laquelle se trouve un lit et deux tables de nuit. Deux projections vidéo habitent cet espace en contrepoint de l’image de la dormeuse. La première montre le corps fantasmagorique d’une femme qui dort sur un lit. La seconde, encadrée par de hautes tentures, fonctionne comme une fenêtre à travers laquelle on voit des images spectaculaires, extraites des archives de la première guerre du Golfe à l’aide des caméras infrarouges, et où l’on entend et l’on entend le son de bombes et de sirènes omniprésentes.
Dans trois de ses œuvres principales, The Sleep of Reason (Le Sommeil de la raison), 1988, The Sleepers (Les dormeurs), 1992 et The Dreamers (Les Rêveurs), 2013 Bill Viola aborde également le sommeil, thème chez lui souvent lié à l’eau.
La Télé-réalté ou le spectacle du « réel authentique »
Dans L’écran et le zoo, Olivier Razac tente de comprendre comment la télé-réalité, à l’instar des premières expositions ethnographiques de 1874, jusqu’au milieu des années 1930, met en spectacle l’ordinaire, le commun et tente, avec des moyens bien spécifiques, de rendre spectaculaire une « réalité authentique ».
Pour l’auteur, la spécificité de la mise en scène du spectacle réel est « de voir et d’être vus ». Celui qui regarde et celui qui est regardé se situent sur le même plan de telle sorte que le public spectateur se confond avec l’homme ou l’animal exposé : « au zoo, lorsqu’on prend du recul, le spectacle n’est plus seulement dans l’enclos mais également devant. On est curieux de voir comme le spécimen réagit aux sollicitations du public. On rit des mimiques ridicules de certains spectateurs, de la peur à moitié feinte des enfants (…). Le spectacle n’est pas limité aux enclos comme sur une scène de théâtre. Il s’étend à l’ensemble de l’établissement qui devient un immense décor. ». Pourtant, cette mise en scène du spectacle réel ne doit pas cacher d’une part l’inégalité de situation entre le public spectateur et l’homme ou l’animal exposé et d’autre part la « domestication du comportement » aussi bien du public que des spécimens exhibés.
Chaque artiste garde de son enfance une mémoire mêlée de souvenir réels et de souvenirs pris dans les contes et légendes. Comment parvenir à donner aujourd’hui, une image poétique du rêve et du dormeur, à montrer que dormir et rêver sont des activités naturelles liées au vivant mais pas seulement. En effet, de la vie à la mort en passant par les petits bonheurs et les grandes souffrances, dormir et rêver constituent, inscrits dans notre culture, des moments (des gestes ?) qui s’exposent en images de différentes manières. Image du dormeur, image du sommeil, image des espaces et des lieux du sommeil, image du rêve, image de la mort.
« Longtemps tu as construit et détruit tes refuges : l’ordre ou l’inaction, la dérive ou le sommeil, les rondes de nuit, les instants neutres, la fuite des ombres et des lumières. Peut-être pourrais-tu longtemps encore continuer à te mentir, à t’abrutir, à t’enferrer. Mais le jeu est fini, la grande fête, l’ivresse fallacieuse de la vie suspendue. Le monde n’a pas bougé et tu n’as pas changé. L’indifférence ne t’a pas rendu différent ».
Un homme qui dort, Georges Perec
[1] Du côté de chez Swann, Marcel Proust
[3] L’abdiction devant l’image ? Figues du manque de la disparition et du deuil dans les œuvres récentes de Sophie Calle, Cécile Camart, Intermédialités, n°7