Leur seule litanie
Les visages sous le soleil. Les yeux rougis par les pleurs. Dans l’attente que la cérémonie commence enfin. Un cimetière au milieu d’une zone industrielle de banlieue parisienne. Les avions traversent le ciel et disparaissent à l’horizon pour aller atterrir à Orly. Nous observons une minute de silence. Cet instant condense en quelques poignées de secondes les diverses images convoquées dans le désordre de l’émotion, mais étrangement ces images s’effacent vite pour laisser place aux sensations. C’est un geste de tendresse qui remonte à la surface. Une odeur, un parfum. Les joues fraiches, toujours rasées de près. Un large sourire. L’articulation des mots qui s’emballe à la fin d’un repas trop arrosé, ce qui est dit à demi mots, sous-entendus. Sa manière de regarder le sport à la télé toujours allongé par terre, l’habitude d’aller faire une sieste après manger. Le diaporama des images désuètes diffusées sur le grand écran paraissent déplacées en cet instant solennel, fonds d’écran qui tournent en boucle, à vide. Leurs vives couleurs en haute définition permettent cependant de laisser monter en chacun ses propres images. Un paysage de bord de mer, un chemin à travers champs à la campagne, le zinc d’un comptoir de bar, un jardin de banlieue. Repenser aux avions dans le ciel, à l’évocation de tous ses voyages. L’imaginer regardant avec fierté, mais sans nostalgie, ses albums photo retraçant ses nombreux voyages dans le monde entier, sur tous les continents.
La variété des visages
Cette journée condense tant de rendez-vous, d’événements, d’impératifs, de tâches à terminer à temps, de réunions improvisées, de changements de dernières minutes dans l’emploi du temps, d’invitation à déjeuner à la maison en pleine semaine de travail, d’horaires à respecter, et dans ce chaos, certains moments de cette journée, paraissent se replier sur eux-mêmes pour décupler cette tension sous-jacente. Un jeune homme roux psychotique qui fréquente la bibliothèque depuis quelques semaines, cheveux hirsutes, vêtements sales, parle dans sa barbe, fuit le regard de ceux qui s’adressent à lui, même pour lui faire remarquer qu’il a oublié de récupérer sa monnaie dans la machine à café. Au même instant, une petite fille qui participe à un atelier podcast à la bibliothèque s’approche de moi avec son micro pour me poser des questions, elle veut savoir si je préfère le monde tel qu’il était lorsque j’étais enfant ou maintenant, et si je savais déjà ce que je voulais faire lorsque j’étais enfant. Au même instant, un homme se plaint que les livres qu’il emprunte à la bibliothèque déclenchent systématiquement la sonnerie du portique d’entrée lorsqu’il passe les portillons de la Bpi, et n’accepte pas d’entendre mes explications, s’énervant de plus en plus bruyamment tout en s’éloignant.
À la rue
Partir ce matin en pensant se vider la tête. Revenir de cette promenade à travers Paris des images plein la tête : Sur le trottoir humide le ciel se reflète dans la perspective de la rue. Le visage d’une femme gît affiché sur le trottoir. Un groupe de visiteurs sur le perron du Conservatoire national des arts et métiers écoute une guide leur parler de l’histoire du monument, une personne du groupe, légèrement en retrait, discute au téléphone. La toile de protection d’un bâtiment aux murs blancs forme une résille qui rend sa façade factice. Une femme cherche sa direction un plan ouvert en grand devant elle. Un cormoran s’envole au-dessus de la Seine. Mon ombre en cascade sur les escaliers descendant vers la Seine. Les milliers de points lumineux scintillants à la surface de l’eau. La flèche de Notre-Dame entourée de ses grues. Un groupe de touristes écoute leur guide sur le pont, une famille tout près d’eux prend en photo la cathédrale en chantier, parmi eux une fillette se détache, elle me regarde au moment même où je les prends en photo. Des tentes de migrants sur les quais de l’Île Saint-Louis Un homme urine contre le mur du quai d’Orléans. La crue de la Seine recouvre les quais de l’île au niveau du Square Barye. Les platanes les pieds dans l’eau.
Si sombres là-haut
Une joie simple, dérisoire et puérile, tout en avançant dans la rue, sous une pluie battante, une violente averse, se sentir malgré tout protégé, à l’abri de son parapluie, entendre le son mat des gouttes de pluie qui rebondissent sur le tissu tendu, et se rappeler, en croisant toutes ces personnes qui marchent ou courent dans la rue, leur silhouette fuyante s’effaçant en toute hâte, qu’on a joué comme eux toute la semaine contre les éléments, en préférant ne pas prendre son parapluie, et qu’on s’est fait tremper plusieurs fois de suite. Au sec désormais, l’air semble plus léger.