Dans L’Énergie spirituelle, Henri Bergson expose l’hypothèse selon laquelle c’est par une paréidolie, à partir des phosphènes naturels qui apparaissent lorsqu’on ferme les yeux, que sont élaborées les images des rêves.
Je t’ai souvent raconté qu’enfant je passais mon temps allongé dans l’herbe à observer les formes des nuages dans le ciel, rêvant à la distance qui me séparait de mes parents alors que je passais l’été à la campagne. Dans ma candeur enfantine, j’espérais que le plus lointain de ces nuages mes parents pourraient l’apercevoir depuis leur ciel parisien, levant les yeux au ciel pour faire une pause ou par distraction, ils auraient croisé mon regard sans s’en rendre compte, attendris par ce spectacle lumineux, cette épiphanie, ils devineraient que ce je voyais de mon côté nouait entre nous, à distance, un dialogue silencieux, aérien, léger comme un soupir, fugace comme un sourire ou un baiser sur le front. J’aimais les formes évasives des nuages qui épousaient mes pensées au fil de leur périple, et je me laissais transporter par la galerie de portraits qui défilaient ainsi sous mes yeux, croyant innocemment que cet imagier nébuleux était un lien merveilleux qui me rapprochait de mes parents.
Nous sommes habitués depuis notre plus jeune âge à détecter la silhouette d’un visage, deux trous noirs séparés par un trait vertical qu’une lune horizontale vient souligner en-dessous. Sans doute la première image qu’on enregistre dans le traumatisme de l’accouchement, les yeux embués de vernix caseosa. Cette forme minimale se devine dans les anfractuosités des murs, dans les dessins des rochers ou ceux des arbres, elle se répète à l’infini dans les méandres de notre imagination. Têtes d’indiens, profil perdu et buste de femme avec chapeau, figure anthropomorphe grimaçante, vue de trois quarts, tête de chien endormi, rocher sur Mars dont les ombres créent un visage. Une des plus fameuses paréidolies photographiques fait apparaître une tête christique, alors qu’il s’agit en réalité d’un bébé coiffé d’un chapeau, simplement assis sur les genoux de son père. Le cerveau structure son environnement en permanence, quitte à transformer les informations fournies par la rétine en objets connus.
L’autre soir avant de me coucher, lorsque j’ai voulu jeter un coup d’œil sur le petit miroir ovale pivotant de la salle de bain, il s’est passé un phénomène étrange. Alors que j’avançais mon visage pour vérifier la douleur diffuse qui me taraudait au-dessus de l’arcade sourcilière depuis une bonne heure, le miroir qui a deux côtés pouvant tourner sur lui-même et permuter afin d’offrir sur une face un miroir classique et de l’autre côté une glace grossissante, a brusquement basculé sous l’effet de son balancier, l’impression que le miroir m’empêchait de voir mon visage, me l’occultait et m’interdisait de saisir d’origine de ma douleur. Il était tard, la maison silencieuse, j’ai porté mes deux mains à ma bouche pour contenir un cri que je craignais trop fort, sonore, mes mains sont remontés jusqu’à mes yeux. J’ai retrouvé cette posture enfantine, en regardant à travers les doigts à peine écartés, le miroir était redevenu immobile, je me suis approché de la glace, je ne m’y reflétais plus.
J’imagine un miroir qui garde en mémoire l’ensemble des visages qu’il a vus, croisés, au fil de son histoire. Et chaque fois qu’on s’en approche, ce n’est pas notre visage qui apparaît mais l’assemblage hybride de l’ensemble des visages enregistrés depuis sa mise en place. Je sais que ton image y figure en bonne place, et je me réjouis de pouvoir ainsi t’y retrouver selon mon désir, convoquer ton souvenir dans nos portraits mêlés, notre visage commun, celui de notre couple agrémenté de tous nos amis s’étant un jour regardé furtivement dans ce miroir. Mais je me rends compte également de la cruauté de ce projet, figé à te contempler rêveusement dans l’assemblage hétérogène de cette image, ton visage commençant à s’estomper, à s’effacer peu à peu, au détriment du mien qui vient se superposer au tien. Mais je n’ai pas besoin d’un miroir, c’est le souvenir de ton image que je veux garder pour toujours. Ce miroir se souvient encore de toi, de ton visage mais il t’efface quand je m’y reflète.