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La Scène, de Valère Novarina (Théâtre de la Colline, 2003)

La peinture est déjà là. Avant que tout commence. C’est par là que tout commence. C’est une toile tendue. On ne voit qu’elle en patientant dans la salle, en attendant que se lève un rideau qui n’existe plus depuis longtemps. Les acteurs entrent en scène, dans le noir. Comme par mégarde. La salle chuchote. Ca commence, murmure qui se tait comme une musique qu’on baisse, qu’on éteint progressivement. Les acteurs s’installent en catimini. Ils prennent place en silence. La pièce peut commencer. A moins qu’elle reprenne là où elle s’était arrêtée. Les acteurs entrent en longeant ce rideau de scène qui couvre tout le fond du plateau comme on longerait un mur pour ne pas être vu. D’ailleurs c’est un mur noir avec des traces dessus, des traces de couleurs rouge, blanc, gris, beige. Des formes vaguement humaines (un visage ? un corps ?), des mouvements saccadés, signes dessinés, inscriptions sauvages. On devine une peinture faîte à même le sol hissée sur tringle coulissante. On pense à Artaud (la vibration de ses autoportraits). On pense à Masson (le cache de « L’origine du monde » de Courbet dans le bureau de Lacan). Avec les acteurs entrés en scène la lumière se fait et l’on découvre des peintures du même type au sol recouvrant la totalité du sol (hormis un triangle de bois légèrement surélevé comme une estrade miniature), une zone tampon, une zone intermédiaire, un no man’s land : un repaire. Un repère. La scène est sombre, on dirait une caverne, et les traces de peinture qu’on y découvre, et qui tout au long de la pièce imprègnent nos rétines et notre cerveau, rappellent les premiers dessins préhistoriques, traces primitives du langage. Tout est là, tout est déjà écrit là. Premier signe. Il suffit de lire mais on ne lit pas.

Le spectacle commence.

C’est un tableau et c’est un paysage. La carte d’un espace à explorer.

La scène est vide. Le plateau nu. Dans le noir. Plongé dans le noir. Faire le vide.

À la fin non plus il n’y a plus personne sur scène. La boucle est bouclée. Silence.

La scène est nue. Il faut la couvrir. Le corps des acteurs ne suffit pas. Pas au début en tout cas. On installe les accessoires. On meuble l’espace vide. La peur du vide est si forte. On remplit l’espace. Un décor de baraques, de foire d’empoigne, de boîtes à jeux. On apporte des marionnettes déglinguées, des robots de pacotilles, des pantins, des mannequins de mode, des silhouettes peintes, des poupées de chiffons. Les acteurs se sentent moins seuls. De la compagnie.

Les hommes-plateaux de télévision. Table et tronc. Hommes-tronc. Tronquant l’information. Satire. Critique des travers de la société actuelle (statistiques systématiques, surinformation, négation du corps, dictature de l’image, consommation à outrance, vendetta du vedettariat). Avec son dispositif de table lumineuse qui n’éclaire que lui, et ses allures de danseur portant pesant tutu de contreplaqué, il parvient cependant à nous en faire oublier la pesanteur, la difficile maniabilité, en dansant sur scène, en sautillant, en gesticulant, le transformant même en avion de chasse. Il nous fait rire de nos travers. Satire. Et les hommes-caisses. Voiture et accident. L’homme et sa tire.

On se jette des pierres, des seau, des barriques, on s’y love dedans comme dans un cocon. Mais petit à petit on abandonne tout cet attirail, ces béquilles inutiles. Au rebut les objets. Dehors les accessoires. Un coup de balais et c’est fini. Les mots et les corps prennent place. Toute la place. Ils encombrent l’espace.

Pour avoir assisté au précédent spectacle de Valère Novarina au Théâtre de la Colline : L’Origine rouge, on retrouve ici des éléments du décor (boites de fête foraine, plateau du présentateur télé), certains acteurs, et de nombreuses références d’une pièce à l’autre.

La table des opérations. La planche de salut. La lumière nuit en néon bleu.

Le personnage c’est la scène.

Rencontre de phrases décousues, de fragments de phrases, d’anecdotes approximatives, de proverbes et dictons inventés, de chansonnettes détournées, de dialectes à dix centimes, de patois patelins, néologismes, jargons exagérés, et langue de bois. Plagiat de journaux et d’émissions télévisés, de la société de consommation, du monde inhumain où la machine prend le pas sur l’homme, où le corps est gommé, effacé, nié. Ce n’est plus l’acteur qu’on voit. Le personnage est oublié depuis longtemps déjà. On assiste à sa mue. Sa musique. Les acteurs sortent de leur rôle, ils ôtent leurs vêtements de leur personnage (les mêmes qu’ils viennent de revêtir en toute hâte devant nous), ils se jouent d’eux-mêmes.

Se répandre en parole. Corps et âme. Interroger sa langue.

Langage en désordre, effusion de parole comme on parle d’effusion de sang. Ça coule, ça coule de source, ça coule de partout. Par tous les trous comme le répètent les acteurs. Le trou de la parole. Le trou de la bouche. On mange parole. On boit parole. On vit parole. On regarde parole. On écoute parole. On chante parole. On respire parole.

Une jeune femme dit : « Je fais des actions une par une et je les range par ordre alphabétique, puis je les agis d’A à Z ; puis je défais mes actes, d’oméga à alpha ; ainsi tissais-je à l’envers l’écheveau mal cousu de ma vie déconstruite. » A quoi l’homme lui répond en lui tournant le dos : « Tu files un mauvais coton. »

Donner corps au verbe. Au langage. Le montrer au grand jour, le découvrir. L’inventer ?

L’acteur impressionne. Il force notre respect, notre admiration. Il s’offre. Souffre-t-il ? Sa vitesse d’élocution impressionne. Le public rit. Le sens des mots fait rire mais souvent c’est leur mélange, fortuit dirait-on, leur association approximative, expérimentale, qui fait rire. Invention de mots par hybridation, par greffes de plusieurs mots qu’on écoute pousser avec émerveillement. Langage singulier. Qui tranche dans le vif. Écriture épique. Époustouflante invention verbale.

Comme la suite des mots pour décrire la fatigue jusqu’à ce que l’actrice elle-même exprime, dans son monologue en mode lecture accélérée, cette fatigue même, et que le spectateur la ressente avec elle, mi-riant, mi-fatigué. L’acteur porte sa voix sur scène comme on porte sa croix. Un fardeau qui lui pèse. Marionnettes dont il est lui-même les fils. Les fils ce sont ses bras. Il tient son langage à bout de bras.

La référence religieuse est évidente. La scène – La cène. Ce qui est amusant c’est d’utiliser la forme des psaumes ou des prières, le ton des louanges, de les détourner pour en changer le sens.

Changement de direction.

Épuiser la langue. Déclamer, crier, s’étonner, entrer en colère, éructer, battre des pieds, trépigner, sauter en l’air, chanter, réciter, parler de plus en plus vite, mettre en branle la machine, monologuer, parler à ses pieds, s’invectiver, s’exténuer, couper la parole, couper le souffle, parler fort, beugler, s’égosiller, maugréer, parler dans sa barbe, jurer, s’emporter.

L’oralité c’est le corps dans les mots.

Faire de la place aux mots, leur trouver une place, un corps : la scène du théâtre est peut-être cet endroit ? Son espace retrouvé. Sa caverne primitive ?

L’acteur s’offre en sacrifice devant nous spectateurs impuissants. Son corps part en morceau, sa voix devient mosaïque. Son énergie folle. Sa mémoire à l’épreuve. La force des acteurs, leurs physiques différents, complémentaires. Leurs timbres de voix, véritables instruments de musique.

L’acteur n’est pas un personnage. Le personnage c’est la scène. L’acteur parle et d’autres l’interrompent parfois ou le questionnent ou le titillent ou l’agacent ou se moquent de lui. Il commence un discours qu’un autre termine à sa place. Il est un fragment, un puzzle épars. Il apparaît et disparaît au milieu d’une phrase comme par enchantement. Les acteurs deviennent les instruments d’un texte, la partition d’une musique qu’on leur fait jouer.

Du jeu comme léger écart. Dans le timbre de voix des différents acteurs.

L’interprétation des comédiens est proprement spectaculaire. On parle de la performance d’acteur. Plus proche ici de la performance artistique. Une présence physique exceptionnelle. Charnelle.

Ils donnent littéralement corps aux mots. Voix de faits.

Que nous reste-t-il ? La souffrance d’être vide. Et la peur du vide. La solitude de l’homme. L’échec de l’homme. Sa vie de vide. Tragique et comique se font écho dans le spectacle, chacun s’y reconnaît. Comme dans un miroir déformant à force de ressemblance.

Sauter dans le vide, par la fenêtre. Passer de l’autre côté du miroir ?

Jean-Quentin Châtelain se jette par terre comme on supplierait quelqu’un mais il ne supplie personne, il se met à dessiner à même le sol une ligne à la craie qui semble ne jamais devoir se terminer, son corps glisse sans jamais interrompre le dessin de la courbe qui traverse la scène de part en part, au rythme de ses invectives, et des gestes qu’il est obligé de faire pour ne pas arrêter son mouvement. Comme une flamme qu’on protège avec ses mains, avec son corps qu’on dresse en rempart, parce qu’on a peur que le vent l’éteigne.

Son corps devient trait. Un trait fulgurant. Un trait d’esprit. Une ligne de partage entre son corps et son langage.

Et l’on commence à comprendre ce qu’il y avait à lire sur cette grande peinture énigmatique au fond de la scène avant que ne commence le spectacle auquel on vient d’assister. On en déchiffre les grandes lignes. On en saisit la teneur à demi mots. Voir la parole est possible. C’est une histoire de trace et d’écart.

L’envers des mots c’est l’endroit de l’image.

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